Five fingers : Mason - Darrieux - Mankiewicz - Herrmann - Ankara main gagnante

Comme l’analyse Jean Douchet dans le passionnant supplément DVD de ce grand classique par excellence du cinéma hollywoodien, ce film commence comme une comédie digne de Lubitsch pour enchaîner comme un thriller façon Hitchcock (musique de Bernard Herrmann), mais c’est du pur Mankiewicz, élégant, intelligent, dont la mise en scène est tellement au service du film qu’on aurait tendance à l’oublier. Ajoutons que la fin est digne d’un film de John Huston…

Les premiers plans nous le rappellent, Mankiewicz s’est inspiré d’une réelle affaire d’espionnage. Mais c’est bien du cinéma qui permet de passionner le spectateur pour des personnages et des situations fictives.
Cicéron est le nom de code donné à un personnage énigmatique qui vient proposer à un ambassadeur allemand en poste à Ankara (Turquie) en 1944 des documents top-secrets à caractère militaire qui pourraient changer le cours de la guerre. L’attaché d’ambassade, Moyzisch est un larbin du pouvoir nazi. Diello (James Mason dans un de ses meilleurs rôles) affiche un flegme british qui déroute son interlocuteur. Selon Moyzisch, Diello est arrogant, cynique et complètement décadent. Diello est serviteur à l’ambassade britannique. Son long passé de serviteur a façonné son caractère. Avant la guerre, il a été valet de chambre chez le comte et la comtesse Slaviska (sublime Danielle Darrieux). Cette dernière, Anna est désormais veuve de guerre et vit de ce que ses anciennes connaissances mondaines lui accordent, comme des repas où elle se goinfre sans états d’âme lors de réceptions.

Diello est fasciné par le charme et la tranquille assurance d’Anna. Son admiration date du temps où il était à son service. A la tête d’un début de fortune grâce à son activité d’espion improvisé, Diello se met à rêver. Il peut désormais envisager des rapports d’égal à égale avec la comtesse et lui proposer une association. Il sait la comtesse avant tout soucieuse de tout ce qui peut assurer son avenir et il sait ne pas la laisser indifférente.
Mais on n’efface pas des années de servitude avec quelques liasses de beaux billets, même des livres sterling fournies par l’ambassade allemande en échange de renseignements capitaux.

Le film détaille les activités de Diello, aussi bien dans son travail à l’ambassade que dans son activité d’espion ou dans sa vie personnelle et sentimentale. Diello est organisé et méticuleux, il parle peu et affiche un calme imperturbable, au point qu’on pourrait l’imaginer insensible, surtout qu’il propose au camp allemand de quoi faire tourner la guerre à sa faveur. A Moyzisch qui le lui fait remarquer (parce que sa hiérarchie lui a demandé de sonder le personnage) il répond qu’il livre des informations capitales, mais pas le moyen de s’en servir… On est là dans le genre d’échange typique du film. On assiste constamment à des parties de poker menteur où chacun jauge l’autre à coups de phrases ironiques. Sûr de ses arguments, Diello pense avoir partie gagnée vis-à-vis des allemands. Vis-à-vis d’Anna, la partie est beaucoup plus fine. Pour la conquérir, Diello devra-t-il se contenter de traiter d’égal à égale avec elle ? Est-il possible d’oublier leurs rapports d’antan ? En modifiant leur relation de dominant-dominé, ne risque-t-il pas de tout gâcher ?

Et puis, on a beau être parfaitement organisé, on doit toujours à un moment donné faire face à l’imprévu. Les allemands imaginent que peut-être, les informations qu’ils obtiennent sont destinées à les égarer. D’où leurs hésitations. Ils observent aussi la soudaine aisance financière de la comtesse Slaviska chez qui Diello mène désormais ses activités rémunératrices. On joue de plus en plus gros, comme au poker…
Face à l’imprévu, Diello reste impassible vis-à-vis de ses interlocuteurs. Seul le spectateur peut sentir ses incertitudes et ses failles. Le film montre donc les relations humaines comme des relations diplomatiques, aussi bien dans le travail que dans la vie sentimentale. Le domaine sentimental pourrait être le plus difficile à gérer…

La fin est un monument de subtilité et d’ironie. Le rire (historique) de Diello est un moment fabuleux. Le spectateur sent tout ce qu’il y a derrière. La connivence avec le spectateur est à son sommet alors que, d’une certaine façon, Diello concrétisait son rêve. Tout cela pour quoi ???
Aux innombrables traits d’humour subtil, en particulier contre la rigidité et le manque de culture des allemands, le film ajoute une exploration incroyablement crédible de l’espionnage. Le tournage en Turquie ajoute à l’ambiance. L’aisance de Mankiewicz avec son scénario permet au spectateur de tout comprendre. Les sous-entendus des dialogues sont un régal. Un film qui s’apprécie de plus en plus au fil des nouvelles visions.

Créée

le 21 oct. 2012

Critique lue 1.4K fois

32 j'aime

15 commentaires

Electron

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

32
15

D'autres avis sur L'Affaire Cicéron

L'Affaire Cicéron
Electron
10

Five fingers : Mason - Darrieux - Mankiewicz - Herrmann - Ankara main gagnante

Comme l’analyse Jean Douchet dans le passionnant supplément DVD de ce grand classique par excellence du cinéma hollywoodien, ce film commence comme une comédie digne de Lubitsch pour enchaîner comme...

le 21 oct. 2012

32 j'aime

15

L'Affaire Cicéron
drélium
8

Turkish cancan

Ah, c'est du velouté, pas du genre claque voyante. Ça se suit gentiment à vrai dire, avec un plaisir retenu plaisamment guindé. Pas d'action ni d'extravagance, dialogues non stop, la mise en scène...

le 28 déc. 2013

26 j'aime

4

L'Affaire Cicéron
raisin_ver
9

Cicéron, c'est carré.

Le film d'espionnage est un genre cinématographique délicat qui nécessite une maîtrise parfaite à tous les niveaux sous peine d'être humilié, mis à terre et incapable de se relever. Un exercice...

le 22 juin 2012

22 j'aime

5

Du même critique

Un jour sans fin
Electron
8

Parce qu’elle le vaut bien

Phil Connors (Bill Murray) est présentateur météo à la télévision de Pittsburgh. Se prenant pour une vedette, il rechigne à couvrir encore une fois le jour de la marmotte à Punxsutawney, charmante...

le 26 juin 2013

114 j'aime

31

Vivarium
Electron
7

Vol dans un nid de coucou

L’introduction (pendant le générique) est très annonciatrice du film, avec ce petit du coucou, éclos dans le nid d’une autre espèce et qui finit par en expulser les petits des légitimes...

le 6 nov. 2019

79 j'aime

6

Quai d'Orsay
Electron
8

OTAN en emporte le vent

L’avant-première en présence de Bertrand Tavernier fut un régal. Le débat a mis en évidence sa connaissance encyclopédique du cinéma (son Anthologie du cinéma américain est une référence). Une...

le 5 nov. 2013

78 j'aime

20