L’ami de mon amie est le dernier film de la série des « Comédies et proverbes » et se situe quelque part entre réalisme et marivaudage. Comme souvent chez Rohmer, il s’agit de détourner le proverbe de départ – ici, « les amis de mes amis sont mes amis » – au moyen d’un chassé-croisé de personnages et de sentiments entre légèreté et peur de vivre.

Le thème de la rencontre est partout dans le cinéma de Rohmer. Il l’articule en variant les procédés cinématographiques. C’est une séquence quasi continue sur vingt-quatre d’heures dans Ma nuit chez Maud. C’est bien souvent une variation chapitrée, séparée par des ellipses manifestes comme c’est le cas dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle ou sans aucun lien entre elles sinon le lieu dans Les rendez-vous de Paris. C’est aussi une infinie possibilité de rencontres à l’image de ce perpétuel déplacement géographique de Delphine dans Le rayon vert. Ou c’est un échange inattendu et continu poussé jusqu’à épuisement dans La femme de l’aviateur. On pourrait en citer d’autres. L’ami de mon amie prend la forme d’un film à rencontres circulaires sous l’apparence d’un vaudeville dans un petit labyrinthe d’une ville nouvelle, magnifiée tel un village de vacances.

Comme souvent chez Rohmer, c’est d’abord l’affaire d’une rencontre. Après avoir en quelque sorte présenté les personnages à leur travail, pendant le générique, la première séquence suivante se situe dans une cantine de préfecture. Blanche y mange seule à une table, quand Léa, qu’elle ne connait pas encore, s’y invite parce qu’il y a de la place. Echanges de banalités, curiosités coutumières, flatteries légères et inquiétudes diverses les conduisent ensuite à la piscine, où Blanche apprendra à Léa à surmonter sa peur de l’eau. Une amitié s’est créée. Et c’est sur le point de quitter les lieux qu’elles tombent brièvement sur Alexandre, un ami de Fabien, le petit ami de Léa. Mine de rien on a glissé, délicatement. De l’échange amical d’une rencontre le film embraye sur la séduction. Blanche a remarqué Alexandre. Ce n’est que plus tard que Fabien entrera en scène.

Le film est traversé de longs tunnels de dialogues prenant acte dans chaque recoin d’un lieu relativement restreint où Rohmer tisse une toile en forme de vaste terrain de jeu où l’on se croise, où l’on se recroise « Ici c’est un peu comme un village, il m’est arrivé de croiser une même personne sept fois dans la même journée » dira Fabien à Blanche, lorsqu’ils se croisent quelques instants après s’est déjà salués. « Je ne sais jamais s’il faut se saluer à nouveau, sourire, ne rien se dire où faire comme si on ne s’était pas croisé ».

Rohmer recherche une forme d’opposition. Géographique, déjà, en opposant subtilement Paris au grand Paris, le déplacement au point de ne figurer plus qu’hors champ (apparitions brèves d’Alexandre, dissolution progressive de Léa, jusque dans leurs deux entrevues au restaurant, à Paris ou Butry sur Oise) tandis qu’ailleurs c’est Cergy, éternellement Cergy, ses étangs, les ruelles de sa préfecture, son bois, ses activités nautiques pour Blanche et Fabien. Différence de mouvement tout simplement, comme si l’éloignement de la Ville et l’ancrage dans un terrain inconnu, la ville nouvelle, avait embrouillé les sentiments au point de faire s’attirer les opposés avant les semblables. Rohmer effectuait déjà une cartographie toute en opposition dans Les nuits de la pleine lune quand Louise vivait avec Rémi à Lognes, en périphérie mais se plaisait davantage dans ce studio à Paris où elle retrouvait sa liberté.

L’appartement de Blanche est cerné par deux murailles : D’un côté une vue sur la résidence en arc de cercle avec la tour du Belvédère en son centre la privant d’une ligne de fuite, de l’autre l’immensité parisienne bloquée par les tours (Eiffel, La défense…) et séparée par l’Oise, cours d’eau infranchissable. Léa n’a au contraire aucun habitat stable, elle vit chez Fabien, chez ses parents, pour ne pas dire dans les transports en commun ou les soirées mondaines – La même vie qu’Alexandre, en somme. L’appartement clinique, calme et spacieux, aux fenêtres verrouillées, s’oppose à ce jardin (sans maison ?) dans une résidence très aérée.

Blanche est loin de l’abandon de soi qui caractérise la personnalité de Léa, toute en impulsivité. Lorsque Blanche aperçoit Alexandre et Fabien discutant, elle préfère esquiver et passer à leur côté, incognito. A contrario, Léa surgit systématiquement dans le plan, elle ne le fuit jamais. Ce qui n’est pas le cas de Blanche qui sait se cacher du plan comme lors de cette discussion avec Fabien sur les bords de l’Oise où elle sort régulièrement du cadre. Il serait par ailleurs intéressant d’effectuer un comparatif avec les deux garçons, tant les similitudes (l’un fuit, l’autre surgit) me paraissent, de souvenir, évidentes, comme pour préparer l’assemblage de couleurs final.

De nombreuses séquences en apparence quelconques peuvent sourdre soudainement, s’ouvrir à une émotion insoupçonnée, glisser vers quelque chose de quasi élégiaque. C’est le cas par exemple lors d’une scène dans les bois lorsque Blanche éclate en sanglots, de joie et de tristesse mêlées, parce qu’elle éprouve de la culpabilité à se sentir bien dans les bras de l’ami de son amie. Plus anodine vers le début du film, il y a cette séquence dans le jardin du couple, où Léa évoque à Fabien le fait qu’une amie à elle en pince pour Alexandre. Regards et mots se font alors plus intenses, comme s’ils touchaient à quelque chose d’indomptable et le tout est superbement orchestré par la caméra de Rohmer qui en un unique plan en mouvement saisit d’abord la table où tous trois sont assis (plan fixe) puis cadre le couple, joueurs à double niveau, extravertie pour elle, en retenue pour lui, comme s’il cherchait à l’épargner, avant de minutieusement orienter l’objectif vers Blanche, très gênée par la fantaisie dont elle est la victime, pour enfin cadrer à nouveau la table comme dans le début du plan. C’est une séquence très belle car à la fois très drôle dans la subtilité des regards échangés mais aussi clairement annonciatrice d’un rapprochement ultérieur entre Blanche et Fabien.

Rohmer filme l’instabilité sentimentale. Instabilité réelle que l’on retrouve assez nettement, mais de manière totalement différente pour ne pas dire contradictoire, dans les comportements des trois femmes du film : Blanche, Léa et Adrienne. Instabilité spontanée pour l’une, réfléchie pour l’autre et peut-être créative pour la troisième, que Rohmer garde mystérieuse. Lorsque Blanche invite Léa dans son appartement, cette dernière voit d’emblée dans sa solitude le bon côté de pouvoir tout modifier, sortir au gré des vents et changer chaque jour les meubles de place – ce qui présentement lui manque. Blanche est moins instinctive et recherche une forme d’idéal qui lui advient d’ailleurs un peu artificiellement, comme poussé par la frénésie Léa, en la présence d’Alexandre, bel homme « plus brillant qu’intelligent » remarque Adrienne. Il faut attendre cependant une escapade en forêt pour que les mots, enfin libres, puissent éclore et accompagner les larmes. L’ami de mon amie est un film minutieusement géométrique, dans les liens tissés entre les personnages, losange éternel qui ne cesse de chercher ses angles droits pour devenir un carré parfait. Géométrie dans l’espace, aussi, tant la majorité des plans, souvent fixes, épouse les lignes droites des allées, des immeubles, des édifices de façon à contrer ce perpétuel bouleversement des corps en son sein. Très souvent, les corps des personnages s’éjectent d’eux-mêmes du plan, par instabilité ou fuite et il faudra au plan lui-même une parade pour retourner cadrer le personnage. Il y est question d’une boucle un moment donné, celle que Fabien montre à Blanche, celle produite par l’Oise, rivière qui les encercle tous deux à l’endroit où ils se situent, tandis que plus tôt, Léa voulait observer Fabien à l’aide de jumelles. Les exemples sont légions, surtout ici, dans ce film-ci, où tout est pensé, écrit dans les moindres détails. La boucle est bouclée et l’on ressent vraiment L’ami de mon amie comme appartenant à la fin d’un cycle, qu’il a creusé jusqu’à l’épuiser. Et ensuite ? Ensuite, Rohmer s’attaque aux contes des quatre saisons…

L’ami de mon amie parle donc de miroirs, d’oppositions. Ce qui se ressemble s’assemble. Les opposés s’attirent. Au centre : quatre personnages. Un couple sur la corde raide. Et une simple attirance unilatérale. La construction est particulièrement passionnante car il s’agit en fin de compte d’un immense chassé-croisé, vaudeville ou soap ultime, magnifique de simplicité. Alexandre a tapé dans l’œil de Blanche. Mais il préfèrerait tenter sa chance avec Léa. Sauf que celle-ci est avec Fabien. Ce dernier qui ne tardera pas à éprouver quelque chose pour Blanche. On est chez Rohmer donc évidemment les couples ne se font ni ne se défont comme ça. Il faut de nombreuses rencontres, de longues discussions, des balades, des imprévus, des hasards. On observe les comportements des uns, on conseille les autres. Il y a une écriture fabuleuse autour de ces quatre personnages. J’aime l’idée de l’attirance muette. C’est exactement ce qu’il se passe entre Blanche et Alexandre. La jeune femme est sans nul doute en admiration devant cet homme, une admiration physique. Lorsqu’un jour elle le verra discuter avec son amie, en l’espace d’une seconde elle n’éprouvera plus rien. C’est ce qu’elle choisit de dire à Fabien qui venait chercher du réconfort auprès d’elle, après sa séparation avec Léa. Un moment donné le film prend une direction étrange, tout en non-dits qui l’emmènera progressivement vers un gigantesque quiproquo, tout de bleu et de vert, heureusement sans grandes conséquences. Léa fait du gringue à Alexandre. Blanche couche avec Fabien. Aucune des deux n’osera en parler à l’autre. Et puis il y a la force du hasard, les coïncidences. L’ami de mon amie est une variation sur les sentiments et une balade dans Cergy – Belvédère de l’Axe majeur, les étangs, le parvis des trois fontaines, la grande horloge de Saint-Christophe, la piscine, ses terrasses de café, ses espaces verts – ville que je connais parfaitement ce qui participe pleinement à l’émotion que le film me procure… La scène finale est sans doute l’un des plus beaux cadeaux que nous ait offert Eric Rohmer. Belle à en pleurer.
JanosValuska
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le 19 sept. 2014

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