Pour qui revoit, en 2022, après l’avoir découvert avec saisissement à sa sortie, dix ans plus tôt, « Uber uns das All » - ridiculement titré en français « L’Amour et rien d’autre », et plus joliment, et fidèlement, « Above us only sky », en anglais -, un étrange dialogue se noue avec la récente et double réalisation de Joanna Hogg, « The Souvenir - Part I » (2018) et « The Souvenir - Part II » (2021). Dans l’une et l’autre œuvre, il est question d’un grand amour défunt, par suicide (le début de « L’Amour et rien d’autre » correspondrait ainsi globalement à « The Souvenir - Part I », à ceci près que la réalisation anglaise saisit cet amour dès sa naissance, à la différence de la réalisation germanique), mais ce deuil engendre la découverte d’une imposture et d’un mensonge, qui ont vraisemblablement conduit l’homme aimé au suicide. Dévoilement qui entraîne l’amoureuse endeuillée dans une forme d’enquête, très poussée chez Joanna Hogg, puisqu’elle fait l’objet de toute la « Part II ».
Avant Joanna Hogg, Jan Schomburg, également au scénario, élaborait une hypothèse plus optimiste puisque, au lieu de se centrer sur le couple si tragiquement déchiré, il se focalise essentiellement sur le personnage féminin de Martha Sabel, magnifiquement campé par la toujours excellente Sandra Hüller. À travers elle, c’est tout le lien amoureux qui se trouve questionné, plus que l’histoire singulière d’un couple particulier ; même si l’on sait bien que le singulier ouvre toujours sur l’autre… Un sentiment peut-il mourir, lorsque l’être qui le suscitait disparaît ? L’amour, dans ce film germanique, très marqué par la philosophie, y compris historique, et par la psychanalyse, paraît assez semblable au héros de Victor Hugo, Hernani, en ceci qu’il pourrait déclarer avec lui : « Je suis une force qui va ». En effet, il apparaît comme impossible que l’amour que portait Martha à son mari Paul (Felix Knopp) s’interrompe aussi brusquement que la vie de celui-ci. « Force qui va », il lui faut poursuivre son cours, et pourquoi pas en se déversant sur celui qui, par un simple geste, évoquera le souvenir du défunt : Alexander Runge, lui aussi excellemment interprété par Georg Friedrich.
La chose pourrait paraître invraisemblable. Mais, là encore, avec beaucoup de finesse, le réalisateur et scénariste a pris soin de la justifier doublement : sur le plan narratif, la découverte de l’imposture et du mensonge facilite le basculement vers une relation à laquelle le hasard et les circonstances fournissent d’emblée des garanties d’authenticité ; Alexander est véritablement professeur d’Histoire contemporaine en faculté et présente Martha à son cercle d’amis, à la différence de Paul, dont les études de médecine et les succès annoncés se sont révélés chimériques. Sur le plan psychique, Jan Schomburg montre à la perfection non seulement l’état de choc dans lequel plonge une mort inacceptable, mais presque l’état de folie, factuelle, puisqu’il se produit une dissociation entre les faits et ce que le cerveau admet. Un pari borderline que Sandra Hüller et Georg Friedrich font vivre avec une subtilité confondante, la première en prêtant à Martha une inquiétante détermination à aimer, le second en traduisant parfaitement à la fois la séduction radicale exercée par une telle détermination et l’inquiétude qui peut naître parfois au contact de telle ou telle attitude trahissant la faille, le décalage.
Il n’empêche… Après nous avoir fait côtoyer les abysses de la mort et du deuil, Jan Schomburg choisit de nous faire croire à la possibilité d’une renaissance, fût-il nécessaire, pour cela, de changer de ciel et d’abandonner un ciel gonflé de chagrin et de pluie au profit d’un vaste ciel bleu pur, traversé de chants d’oiseaux.