Rohmer, je t’aime. Mais vraiment. Ce film-là faisait partie des rares qui m’avaient laissé relativement froid la première fois. C’est sans doute avec La collectionneuse ma plus belle redécouverte du cinéaste. C’est simple, il fait dorénavant partie de mes films préférés, c’est sublime d’un bout à l’autre, la voix-off est à tomber, littéralement. Et pire – qui prouve que je ne m’en souvenais pas du tout – j’ai eu l’impression que ce film parlait de moi et me parlait directement, qu’il était moi déjà avant mais qu’il fallait que j’attende aujourd’hui pour m’en rendre compte. J’ai pensé à L’homme qui aimait les femmes, de Truffaut, mais aussi à Je t’aime je t’aime de Resnais, rigolo d’ailleurs car Verley m’a fait penser à Claude Rich. En tout cas je me suis rarement autant retrouvé dans un personnage qu’en celui-ci. J’aime absolument tout, sans réserve. C’est dingue comme ce cinéaste m’est si intime, je ne ressens ça avec aucun autre. Allez si gardons espoir, aujourd’hui j’entrevois éventuellement une équivalence avec le cinéma de Mikael Hers, j’ai vraiment l’impression que si ce type poursuit sur sa sublime lancée (Montparnasse, Primrose hill, Memory lane) il peut devenir un bel héritier, non pas forcément rohmérien, cessons les amalgames réducteurs, mais l’héritier d’un cinéma qui me touche au plus profond, dans lequel chaque nouveau visionnage pourrait me révéler un peu de moi-même.

Frédéric est dans un état de contradiction permanent, sur de ses désirs, certain de ses habitudes. C’est une femme, justement celle qu’il n’aurait pas remarqué dans d’autres circonstances (envahissante et paumée) qui brouille les pistes, l’extrait de son orgueil et de ses certitudes. La beauté du film est de ne jamais remettre en cause l’amour et la solidité du couple, l’alternative Chloé n’intervenant qu’en tant qu’entité à part entière, comme dans une vie parallèle, détaché du noyau. Surtout, Frédéric est de ceux qui ne peuvent pas ne pas prendre en compte les valeurs de la société, se déclarant éthiquement polygame dans une société qui l’accepterait, mais entièrement monogame dans celle dans laquelle il se trouve. Ses interrogations poussent cependant le jeu au-delà de ses frontières morales. Il se demande un moment s’il ne vaut pas mieux succomber à son instinct une bonne fois pour toute plutôt que de vivre avec le refoulement de ce désir pour toujours. La réponse serait facile s’il en connaissait les aboutissants mais il est incapable de savoir s’il s’agit de la fin d’un désir ou du commencement d’un autre.

Frédéric se satisfait donc longtemps de ses rêveries et observations diverses qui suffisent à son bonheur. En étreignant Hélène nous dit-il, j’étreins toutes les autres femmes. C’est du moins ce qu’il croit longtemps, un temps. C’est un homme à femmes qui s’ignore. Un homme coincé dans un paradoxe entre l’amour et le désir qu’il semble ne pas vouloir faire cohabiter. Sa marginalité de bourgeois errant est d’aimer manger et batifoler entre 14h et 15h quand les autres travaillent, enfin pas tous, merci Paris, ville où il aime se perdre et regarder éternellement, au lieu de briser la routine avec Hélène. Mais petit à petit, les rendez-vous se succèdent. Frédéric est sur le point de tromper sa femme. Son désir d’adultère s’étant exacerbé par l’absence de Chloé et de sa réception au sortir de la douche. Mais sous l’autel de son sacrement, lorsqu’il se déshabille en s’apprêtant à la rejoindre, tandis qu’elle apparaît nue sous sa couette, il ôte son pull et voit dans le miroir un jeu qu’il fait avec sa femme et sa fille, alors il se dérobe brutalement.

C’est toute la subtilité des contes moraux que de construire chaque fois un trio échappant aux codes, faisant naître la saveur dans l’inattendu. Les feuilles de calendrier créée une chronologie ici autant qu’un avertissement. L’amour l’après-midi, une fois encore de part son titre, brise l’attendu, casse l’attente à voir les deux (virtuels) amants enfin faire l’amour et probablement l’après-midi puisqu’il s’agit de leur créneau de rencontre plus ou moins quotidien. Frédéric fera finalement bien l’amour l’après-midi mais avec sa propre femme, dans un moment mystérieux où chacun est gêné par l’inhabituel. Ils feront l’amour comme deux amants après avoir pleuré l’un et l’autre dans l’étreinte comme si le silence avait supplanté les mots et suffit pour se comprendre et envisager la gravité conjugale de la situation.

Un moment donné, Frédéric est dans un café et se met à rêver qu’il peut faire succomber toutes les femmes à son charme, au moyen d’un médaillon magique, lui qui avoue avoir perdu toute capacité et envie de faire la cour. Toutes succombent exceptée celle campée par Béatrice Romand, le paradoxe. Toutes ces filles sont échappées des précédents films du cinéaste. On y retrouve Maud, Françoise, Haydée, Claire, Laura et Aurora … Témoin de l’impasse morale que constituent ses six contes, Rohmer se permet même de leur dire au revoir, à l’époque il déclarait d’ailleurs qu’il en profiterait pour se reposer. Etonnant repos. Moins fructueuses et fulgurantes il est vrai furent les seventies pour la grâce rohmérienne néanmoins cela ne l’empêcha pas de se lancer dans deux aventures radicalement différentes, deux projets historiques, la première seulement trois ans après L’amour l’après-midi, ce sera La marquise d’O…, la seconde dans la foulée, ce sera Perceval de Gallois. Avant que n’arrive la plus belle, lumineuse et prolifique des périodes Rohmériennes : les années 80.
JanosValuska
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le 11 févr. 2014

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