Dès la fuite des domestiques en introduction du film, on comprend où Bunuel veut nous mener. Sans le carburant du peuple, la bourgeoisie se visse dans son immobilisme, piégé dans son salon paré de soie et d'or. Reste deux questions : de quelle bourgeoisie veut-on se moquer, et dans quel but ? Nonobstant l'arbitraire du dispositif, qui vaut bien qu'on lui accorde un passe-droit sous couvert d'expérimental, Bunuel répond étrangement dans son heure et demie de (quasi) huis-clos. Si l'on ne connait pas les professions de tous les participants, on devine assez facilement deux camps : d'une part celui de l'hôte, mesuré, attentionné, raisonnable, de l'autre celui de Raul, qui médit sur le bas peuple et résout les problèmes par la violence dès qu'il en a l'occasion. Les bons bourgeois et les mauvais bourgeois. L'élite intellectuelle et les technocrates véreux. Le contexte dans lequel a été tourné le film, juste après que Bunuel se soit de nouveau exilé d'Espagne suite à la censure de son dernier film par Franco, n'incite pas à choisir cette interprétation et nous intime plus de considérer tout le groupe comme l'incarnation de la classe dirigeante. Pourtant la dynamique du film incite clairement à identifier deux tendances, deux voix qui s'opposent. Celle de Nobile, l'hôte, justement, qui fait régulièrement part au groupe d'idées rationnelles et réfléchies pour apaiser la tension ou solutionner les problèmes qui émergent, mais se voit systématiquement intimé de se taire par le reste du groupe, insulté et irrité par le donneur de leçon. Le leader naturel, charismatique et bon s'efface au profit des charognards friqués et menaçants, comme c'est trop souvent le cas en société.


La civilisation dont nous parle Bunuel à travers sa lente disparition dans ce salon ghetto, c'est donc moins une série de codes sociaux et de mondanités (qui s'avéreront libérateurs lors de la scène où le groupe s'échappe, curieux choix) qu'un état d'esprit. Ce qui demande une certaine constance dans son âme et ses convictions. La civilisation, c'est une force de caractère, une sérénité. Nobile, Julio (la passerelle entre la bourgeoisie et le peuple) comme le docteur passent l'épreuve haut la main, tandis que le reste du casting sombre chacun à sa manière dans la déviance la plus totale à mesure que les jours passent. Les amoureux se suicident, Raul veut tuer, l'américain devient hystérique à cause de la drogue, le chef d'orchestre abandonne tout espoir... Privés de leurs atours, tous se révèlent plus faillibles les uns que les autres. Non pas animaux, mais profondément humains, dans tout ce que l'humanité a de laid et de repoussant. C'est cette bourgeoisie là, qui maquille ses pustules, que Bunuel cloue au pilori.

DocElincia
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le 18 sept. 2016

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