In the mouth of madness est un film peu connu de John Carpenter, réalisé en 1994. Il peut être vu comme le paroxysme de l'horreur cinématographique, si l'on s'appuie sur une définition de l'horreur empruntant au sublime dynamique de la nature d'Emmanuel Kant.


Dans la critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant s'attache à définir les conditions de possibilité de l'énonciation d'un jugement sur le beau ; à quelles conditions puis-je dire qu'un objet (entendu comme objet de connaissance) est beau. Pour Kant, le beau est lié à l'idée de forme, de tout structuré et proportionné, dont les lois de constructions sont perceptibles (par exemple, en peinture, le sacre de Napoléon de David avec une construction obéissant à la règle des tiers). Cependant il existe un au-delà du beau, des objets que l'on ne peut pas faire rentrer dans cette catégorie de beau mais qui pour autant ne sont pas laids ; et là, on touche au sublime.


Le sublime, en opposition avec le beau, est donc lié à l'immensité, la disproportion, la démesure, le gigantesque, le chaos et la grandeur. Il échappe à une totalisation mais reste totalisable, au sens où il donne une impression d'éclatement du tout, mais le tout persiste ; l'apparente absence de construction au sein du tout amène à douter de l'existence de ce tout. On retrouve cela par exemple dans le cinéma expérimental lorsqu'une certaine complexité du propos peut laisser présager que les images sont mises les unes à la suite des autres sans lien logique. Par la suite, Kant distingue le sublime mathématique, qui est une impression de grandeur et d'immensité échappant à toute totalisation mathématique, et le sublime dynamique de la nature. Ce sublime dynamique est entendu par Kant comme la représentation d'une force démesurée de la nature qui menace d'anéantir l'homme. Ainsi, pour Kant, par la figuration d'un homme mis face à un danger mortel qui le dépasse et qu'il ne peut éviter, le sublime dynamique au sein de la représentation fait prendre conscience au spectateur de sa propre finitude et de la destination morale de l'homme (la capacité à mourir pour défendre des idées).


En s'éloignant de cette idée kantienne d'illumination morale, il reste que ce concept de sublime peut permettre de tenter de définir ce qu'est l'horreur cinématographique. En lien avec le sublime dynamique, on peut tout d'abord définir l'horreur comme un double dispositif, agissant à la fois au sein du monde diégétique mis en place par la représentation et dans le rapport qui se met en place entre le spectateur et cette même représentation. Bien entendu cette idée de double dispositif induit des formes d'interactions entre les deux niveaux, ce qui créé l'horreur au sein de la représentation agit sur le spectateur et l'horreur créée au sein du couple spectateur/représentation modifie la forme de narration par sa présence. Au sein du monde diégétique, l'horreur est liée à l'idée d'une force sous-jacente, d'une menace inconnue provenant de derrière, de l'envers des choses, d'un tout supérieur à l'homme et qui menace de l'anéantir. Cependant, pour qu'il y ait véritablement horreur il faut que la fin, la résolution, véhicule l'idée de persistance du mal, persistance qui ne fait qu'affirmer sa toute puissance. C'est parce que la créature est vaincu à la fin et que l'homme, en l'occurrence la femme, triomphe, qu'Alien de Ridley Scott n'est pas un film d'horreur mais un film de science fiction qui utilise des formes empruntée à la mise en scène de l'horreur. On peut également lier l'horreur à l'au delà, que ce soit un au delà de l'humain (tout le bestiaire de créatures qui peuplent les films d'horreur), un au delà du corps humain comme dans le cinéma de Cronenberg, ou bien encore un au delà de l'espèce humaine, entendu au sens de civilisation. Cet au delà de l'espèce humaine est divisible en plusieurs catégories et peut être soit une menace d'extinction, comme par exemple celle que représente les zombies, ou bien une menace de subversion du consensus social qui régit une communauté. Cette catégorie est assez large et peut permettre de sortir des limites établies de l'horreur cinématographique en allant des insultes au meurtres en série avec barbarie , tout en passant par le viol, l'inceste ou Freddy Krueger. Enfin, au sein du rapport existant entre la représentation et le spectateur, l'horreur est liée à cette idée de totalité non totalisable. C'est, en tant que spectateur, lorsque le déroulement et la suite du film nous échappe ou dévie de ce à quoi l'on pourrait s'attendre, lorsque la menace peut surgir de n'importe où et que la mise en scène le fait sentir, en ce sens le screamer peut être intéressant si il est utilisé à bon escient. Ou bien, lorsque la narration dépasse un point à partir duquel les possibilités de suite du récit sont tellement nombreuses qu'elles échappent à toute totalisation mathématique.


Donc, le concept de sublime kantien peut permettre d'approcher une définition de l'horreur comme double dispositif. Après cette rapide (mais non brève) définition, revenons à notre film.


In the mouth of madness suit l'histoire de John Trent, un enquêteur indépendant pour des compagnies d'assurance, qui doit enquêter sur la disparition de l'auteur de roman d'horreur à succès Sutter Cane, afin de récupérer le manuscrit de son dernier livre. La structure du récit est ici très intéressante car Carpenter fait le choix de nous montrer dans un premier temps l'internement en hôpital psychiatrique de son personnage principal avant d'enclencher un récit rétrospectif. Récit qui aidera le spectateur à comprendre les raisons de la présence de ce personnage en ces lieux ainsi que celles de la mystérieuse épidémie qui semble se propager en dehors de ses murs. Avant de procéder, lors du dernier acte, à un retour au récit cadre qui trouve son apothéose dans une séquence méta-filmique plus que consistante théoriquement.


Au sein du film, l'horreur va prendre de nombreuses formes. D'un point de vue général, il y a une présence continuelle d'une horreur, liée à la progression narrative induite par les choix de récit. En effet, le spectateur est, dès le début du film, mis face à une menace, insoupçonnée et tapie des les profondeurs, que le récit rétrospectif tentera d'expliciter. D'un point de vue plus particulier, les modifications corporelles subits par les différents protagonistes (protubérances douteuses, pupilles anormales, contorsions surnaturelles) ou bien les anciens des profondeurs que Sutter Cane tente de réveiller participent d'un certain au-delà du corps humain qui se rapporte à l'horreur. Mais cet au-delà de l'humain prend aussi la forme d'un au-delà de l'espèce humaine en tant que civilisation, par la possibilité d'extinction, impossible à endiguer, engendrée par le pouvoir de fascination de la fiction. En outre, l'idée d'une menace sous-jacente provenant de derrière est exploitée à de nombreuses reprises que ce soit par le passage d'ombre fugitives au fond du cadre, lorsqu'un mouvement de caméra révèle un envers inquiétant, ou bien encore lorsqu'une porte ouverte entre réalité et fiction rend indiscernable l'envers de l'endroit.


Cette menace sous-jacente est présente également dès le générique dans lequel un morceau original de hard-rock, aux accents carpenteriens reconnaissables, accompagne des images de presses en train d'imprimer le dernier livre de Sutter Cane qui porte, sur son quatrième de couverture, la mention "à paraître In the mouth of madness". Dans ce morceau, les guitares saturées et étouffées créent une dynamique basse et sourde instaurant dès les premières notes un climat à la fois lourd, angoissant et fascinant. De plus, cette rythmique est complétée par des soli aux accents très eighties qui contribuent véritablement à instaurer cette idée de totalité non-totalisable ; une impression de grandeur menaçante et sublime (aux deux sens du terme) émane de cette musique. Enfin, les collusions entre le son et l'image durant cette séquence apportent une sensation que l'on peut qualifier d'orgasmique lorsque cette impression d'une présence sublime et dangereuse trouve comme seul écho visuel les images de l'impression des livres qui vont constituer le cœur du récit. Les cadres, les mouvements dans les cadres, la vitesse de ces mouvements dans ces cadres et le montage de cette séquence instaurent également une certaine forme de violence, violence au sein de la matière qui entraine une violence envers le spectateur.


De plus, le choix de personnage est extrêmement intéressant car d'une part sa fonction d'enquêteur permet de le définir comme une personne extrêmement rationnelle. Les possibilités de confrontation entre cette volonté de rationalisation et un concept comme celui d'horreur sont potentiellement sans limites et vont être exploités de manière très intelligentes que ce soit dans certains dialogues ou bien dans l'interprétation magistrale de Sam Neil (l'archéologue sceptique de Jurrasic Parc). Et, d'autre part, ce choix fait écho et met en exergue un topos de la littérature d'horreur. En effet que ce soit chez H.P. Lovecraft, Stephen King ou bien Clive Barker, les personnages s'enfoncent dans une horreur inextinguible en cherchant à comprendre et expliciter par une enquête des phénomènes sans explication au premier abord ; par la même, Carpenter fait preuve d'une très grande clairvoyance face aux origines littéraires de son genre de prédilection.


Cette opposition entre rationnel et horreur irrationnelle, qui se situe dans un au-delà du rationnel, se retrouve par exemple très clairement lors de la séquence dans laquelle Trent se met à découper des couvertures de livres afin d'en assembler certaines parties. Le fait que cet assemblage révèle une carte indiquant la position de la ville fictive imaginée par Sutter Cane laisse planer l'idée d'une machination voire d'une certaine forme de mise en scène au sein même de la diégèse. Dans cette séquence, la mise en scène oppose d'ailleurs les gestes de l'enquêteur et la découverte finale, les mouvements frénétiques des mains et du regard accompagnés par un montage très rapide aboutissent à un plan assez long sur la carte trônant sur la table comme si elle était apparue d'elle-même. On retrouve encore une fois ici sous une autre forme cette opposition entre l'humain et l'horreur, le rationnel et l'irrationnel, le spectateur a vu et compris les gestes du personnage en train de composer cette carte à partir des couvertures et pourtant elle semble être apparu de manière surnaturelle.


Ces quelques exemples peuvent ne pas suffire à justifier que ce film soit le paroxysme de l'horreur cinématographique, il ne l'est justement pas parce qu'il regroupe telle ou telle forme d'horreur, telle ou telle créature, tel ou tel topos de mise en scène mais parce qu'il les regroupe et les réinvente tous. Le zombie, le vampire, la créature difforme, le possédé, ... ; au cours de l'heure et demi que dure ce film Carpenter reprend à son compte toutes les imageries, toutes les ambiances, toutes les formes et les possibilités d'exploitation de l'horreur. Ce n'est pas un film d'horreur, c'est le film somme de l'horreur. Par les différentes formes de refléxivité et de distanciation que Carpenter met en place (comme lorsque les tentatives de déchiffrement et de compréhension de l'oeuvre de Sutter Cane amène le personnage principal à se rendre compte qu'il en est lui-même constitutif) , il parvient à une telle compréhension et une telle réflexion sur son genre de prédilection que le spectateur a l'impression, après le visionnage de ce film, d'avoir assisté à une sublimation de l'horreur. Sublimation au sens où, les formes de l'horreur sont tellement nombreuses dans ce film qu'elles semblent échapper à tout décompte, à toute totalisation mathématique. En ce sens In the mouth of madness est le paroxysme de l'horreur cinématographique.


Par sa maîtrise des diverses composantes techniques de cinéma, sa compréhension, au sein de sa mise en scène, de l'horreur et du médium, John Carpenter nous propose une œuvre qui repousse les limites du concept d'horreur sublime et propose de telles réflexions sur le genre que l'on peut légitimement se demander comment il peut être encore possible d'utiliser la mention « film d'horreur » pour tout autre film sorti après celui-là.


Mais bien entendu tout cela ne reste qu'un avis personnel.

JeanMarion-Magnan
10

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Les meilleurs films d'horreur et Les meilleurs films de John Carpenter

Créée

le 17 août 2016

Critique lue 600 fois

3 j'aime

4 commentaires

Funk N'Furter

Écrit par

Critique lue 600 fois

3
4

D'autres avis sur L'Antre de la folie

L'Antre de la folie
SanFelice
9

Le cauchemar d'Hobb's end

Comme je l'ai déjà dit à l'occasion d'une autre critique, Lovecraft me paraît très difficilement adaptable. En effet, l'horreur qui émane des textes de l'écrivain américain vient de l'absence de...

le 1 nov. 2012

97 j'aime

24

L'Antre de la folie
Spoof
9

Critique de L'Antre de la folie par Spoof

S'il ne fallait retenir qu'une poignée de films pour illustrer tout le génie de Big John en matière de cinématographie fantastique, L'antre de la folie trônerait sans aucun doute dans un mouchoir de...

le 3 juil. 2010

87 j'aime

15

L'Antre de la folie
Gand-Alf
9

Anatomie de l'horreur.

J'ai toujours pensé que la brillante carrière de John Carpenter a prit fin avec son brûlot anti-reaganien "They live" en 1989. Pas que les films suivants du moustachu soient véritablement mauvais...

le 7 déc. 2013

81 j'aime

4

Du même critique

The House That Jack Built
JeanMarion-Magnan
9

A fine little house

Ce film est une révolution, une synthèse et une énigme du cinéma de Von Trier. Même si la critique sociale se fait moins prégnante, on se plait toujours autant à voir le réalisateur jouer à Dieu avec...

le 19 mai 2018

3 j'aime

2

L'Antre de la folie
JeanMarion-Magnan
10

Le paroxysme de l'horreur sublime

In the mouth of madness est un film peu connu de John Carpenter, réalisé en 1994. Il peut être vu comme le paroxysme de l'horreur cinématographique, si l'on s'appuie sur une définition de l'horreur...

le 17 août 2016

3 j'aime

4