Un vieil homme attend. Le plus souvent à l’extérieur d’une grande maison qu’il vient d’acheter pour sa fille unique, Valérie, dans le sud de la France. À l’emplacement de la vaste terrasse ouverte sur la vallée qu’il veut lui offrir, il attend l’entrepreneur, Michel Arc, qui sera chargé de superviser les travaux. Du début de l’après-midi, un après-midi que l’on devine doux, de demi-saison, à la tombée du jour, il attendra cet homme, dont il s’étonne que celui-ci puisse se comporter de manière aussi désinvolte vis-à-vis d’un grand aîné.
D’abord installé dans un vieux fauteuil en rotin abandonné là, puis à une petite table de jardin individuelle, il voit passer sur son nouveau territoire un chien, « jaune », dira-t-il, puis une jeune fille (Paloma Veinstein, un peu gauche, par moments, mais touchante), la fille de l’entrepreneur, qui confirme sa proche venue par l’intermédiaire de son enfant ; lui succèdera la propre femme de Michel Arc, aussi sobrement que brillamment incarnée par Miou-Miou. D’elle, il apprendra toute la part secrète de la vie que mène sa fille, devenue son unique amour, depuis que sa femme l’a quitté… Ce vieil homme soudainement blessé a les traits et l’irremplaçable voix de Michel Bouquet (6 novembre 1925 - 13 avril 2022). En 2004, année de sortie du film, il était dans sa soixante-dix-huitième année, exactement l’âge supposé de son personnage.
Après plusieurs collaborations avec la grande monstresse sacrée de la littérature, la réalisatrice Michelle Porte était déjà une durassienne confirmée. Elle réalise et scénarise ici une adaptation du roman éponyme de Duras. Singulier roman, dans l’œuvre durassien, puisque, paru en janvier 1962, il se fait roman de l’attente indéfinie, à la manière des écrits de Gracq, que l’on songe à « Le Rivage des Syrtes » (1951) ou au superbe « Un Balcon en forêt » (1958). Mais « La Presqu’île » ne viendra qu’ultérieurement, en 1970. Toutefois, ce qui pouvait déconcerter dans le roman de Duras passe mieux, ainsi transcendé par l’adaptation de Michelle Porte et l’interprétation fascinante que livre Michel Bouquet de ce vieil homme qui acceptait déjà que tout lui échappe, mais qui reçoit douloureusement la brusque prise de conscience du point auquel sa petite fille chérie est devenue femme, et femme chérie par un autre : « Si j’avais su !… ». Puis, après un temps, riant soudain de lui-même avec une forme de jubilation caustique : « Si j’avais su, j’en serais au même point ! ».
Malgré la belle photographie de Dominique Le Rigoleur, la première partie du long-métrage n’échappe pas totalement au statisme qui pesait déjà sur le roman. Mais dans le triangle provençal où se déroula le tournage, entre Gordes, Cabrières d’Avignon et Saumane, le vent s’invite, animant l’image et le son, et rendant audible le souffle de l’inexorable. Ainsi, à mesure que vient le soir et que s’enfonce Monsieur Andesmas dans la douleur de scènes qu’il en est réduit à imaginer et qu’il supplie Madame Arc de lui raconter, la réalisation de Michelle Porte se leste d’une intensité presque tragique, puisqu’elle met en scène le face à face de deux âmes blessées, chacune confrontée d’ores et déjà au deuil qu’il va lui falloir traverser. Or si Madame Arc envisage dès à présent avec un appétit rageur les hommes qui s’inscriront dans son existence à la suite de son mari, Monsieur Andesmas sait qu’aucun amour ne succédera à celui qu’il éprouve pour sa fille. Un amour par lequel il consent à être consumé. Echappent des lèvres du vieil homme quelques aveux de passion paternelle d’une déchirante beauté : « C’est mon enfant. Même en sa présence, son souvenir est en moi » ; puis :« Mon passé, c’est une plume, à côté du présent de Valérie ».
On sait gré à la réalisatrice d’avoir su si intensément mettre en lumière la beauté du texte durassien. Une beauté qui ne s’enferme pas non plus dans le tragique, puisque l’on entend encore résonner en soi, bien après le générique final, l’impertinente dénégation lancée par l’immense et maintenant regretté Michel Bouquet :« Je ne mourrai jamais ! Si je devais mourir, ce serait déjà fait !… »