L’Arche Russe fait partie de ces films qui sont forcément cités un jour pour leur prouesse technique, ce qui peut rapidement les desservir. Unique plan-séquence de 90 minutes sous la forme d’une déambulation du Musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg, il prend tout de suite le risque d’être limité à cette seule performance, voire de n’avoir rien d’autre à défendre qu’elle, et d’attendre sagement que son record soit battu, ce qui fut le cas en 2015 avec les 135 minutes de Victoria. La comparaison n’est pas si artificielle que cela : car là où le film allemand peine à brandir autre chose que son dispositif, l’œuvre de Sokourov procède d’une manière radicalement opposée.
Le premier parti pris consiste à établir des règles du jeu qui prennent acte de l’artificialité de toute cette entreprise. Le point de vue fait ainsi l’objet d’un travail singulier. Alors que la caméra suit un guide étranger à l’époque et au lieu qu’il visite, le regard acquiert sa propre voix : sur un son différent, sourd et direct, elle donne la possibilité d’un point de vue interne, et donc d’une caméra subjective qui serait éventuellement celle du réalisateur, voire du spectateur lui-même. Les échanges avec le guide contribuent ainsi à double mouvement paradoxal : tout d’abord une immersion, puisque le parcours sera émaillée d commentaires et de remarques permanentes, mais aussi la distance, puisqu’on passe surtout son temps à se questionner sur les différentes découvertes qui s’offrent ou se dérobent au cadre.
Désactiver la virtuosité initiale par le verbal, et le parcours par la dissertation : difficile de proposer des conditions plus austères. Mais Sokourov sait pertinemment où il veut nous emmener : au hasard des rencontres, de salles contemporaines ou d’autres figées dans un passé cérémonial, le formalisme s’immisce et la beauté surgit. La logorrhée s’étiole, et l(objet de la réflexion (la peinture, l’art, l’histoire) devient le sujet au point de contaminer les silhouettes, leur costumes, et les salles qui deviennent elles-mêmes de tableaux : un assemblée solennelle autour de ses grandes figures, la fuite d’enfant dans une allée, celle de personnages de passages, l’incursion sublime dans le jardin intérieur recouvert de neige : autant d’instantanés, de lieux de passage qui donnent à voir la beauté précisément de la façon dont on la contemple dans un musée. Les chefs-d’œuvre, qui devraient se suffire à eux seuls et faire l’objet d’une adoration lente, fruit eux-mêmes d’un travail au long cours, s’enchaînent. Le plan séquence de Sokourov retranscrit avec intensité ce rapport à l’art, et se permet le luxe de construire sa dynamique sur la gradation : l’extraordinaire scène du bal convie le personnage-caméra à la danse, dans une virtuosité qu’on n’avait pas revue depuis Le Guépard ou La Porte du Paradis (sans même évoquer les risques pris par la technique qui peut faire capoter tout le film en se cognant aux figurants).
Le lyrisme formel est celui de l’enthousiasme, et il s’accompagne d’un nombre croissant d’occupants dans le musée, jusqu’à une incroyable descente d’escalier de plusieurs centaines de personnes, dans une lenteur qui annonce la mélancolie émerveillée du dénouement. Procession des fantômes bien vivants du passé dans le temple érigé à leur mémoire, longue marche vers l’extérieur, et pas de côté du regard vers un ultime plan sur la mer. « Nous sommes destinés à naviguer éternellement, et à vivre éternellement », nous dit-on en épilogue : L’Arche Russe parvient, par les moyens du cinéma, à capter comme nul autre ce mouvement de l’éternel.