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En regardant ce film, on a l'impression que le monde de la finance n'a pas changé depuis 1928. Cette peinture des dérives d'un capitalisme boursier dont les désirs de gain immédiat relèguent au second plan les vies humaines -Saccard n'hésite pas à entretenir la rumeur de la mort d'Hamelin pour profiter de sa résurrection, au mépris de la douleur causée à sa femme- est en effet d'une étonnante actualité. Et elle l'était déjà, par anticipation sur la crise de 1929, lorsque L'Herbier adapta librement ce roman de Zola, lui-même inspiré par le krach de l'Union générale (1881-1882), dans lequel Eugène Bontoux vit sa société ruinée en grande partie par les manoeuvres des Rothschild. Saccard et Gundermann, spéculateurs amoraux et sans scrupule, sont les Madoff d'hier.
Mais L'argent, avant-dernier film muet de L'herbier (le dernier étant Nuits de princes), est surtout un poème visuel d'une incroyable modernité. On sent l'influence de Griffith et d'Eisenstein, notamment au niveau du montage. L'une des scènes les plus spectaculaires du film est sans doute celle du départ de l'avion d'Hamelin. L'auteur d'El Dorado met alors en parallèle la fébrilité des courtiers à la bourse, emportés par l'enthousiasme du raid de l'aviateur et la perspective de découvrir de nouvelles richesses susceptibles de les enrichir, et la rotation de l'hélice de son appareil. Un effet qui traduit le vertige d'une société obsédée par le pouvoir de l'argent. Pour l'obtenir, le cinéaste imagina une installation étonnante : une caméra attachée à un câble descendant de la coupole du Palais Brongniart sur la foule des agents de change rassemblée autour de la corbeille. L'Argent contient cependant bien d'autres séquences virtuoses, tel ce travelling d'une incroyable fluidité dans une pièce circulaire, pour lequel l'équipe technique déploya des trésors d'ingéniosité (le caméraman fut installé sur un trépied de projecteur).
Quelques plans moins techniques n'en sont pas moins d'une grande puissance expressive. Je pense en particulier à la séparation de Jacques et Line, avant le départ de l'aviateur pour la Guyane. La jeune femme, vue de dos, fait ses adieux à l'ombre de son mari. Dans le même ordre d'idée, il y a cette scène à haute teneur érotique entre Saccard et la baronne Sandorf, où celle-ci fait comprendre à son ancien amant que Gundermann spécule sur sa faillite. En arrière-plan de son visage se profilent les ombres projetées au plafond de joueurs de cartes présents dans la pièce voisine (photo). Une image qui est comme le symbole des manœuvres complexes auxquelles se livrent les deux adversaires.
Toujours sur le plan formel, il faut saluer le travail très stylisé de Jules Kruger, un des grands chefs opérateurs de l'époque, puisqu'on lui doit, entre autres, la photographie du Napoléon d'Abel Gance, des Croix de bois de Raymond Bernard, de La Bandera, La belle équipe et Pépé le Moko de Julien Duvivier, ou encore des Perles de la couronne de Sacha Guitry. On notera également la grande beauté des décors, signés Lazare Meerson, l'un des collaborateurs privilégiés de Jacques Feyder (Gribiche, Carmen, Les nouveaux messieurs, La kermesse héroïque) et René Clair (Sous les toits de Paris, Le million, A nous la liberté, Quatorze juillet).
Côté interprétation, on retiendra surtout les prestations de Brigitte Helm, Pierre Alcover et Alfred Abel. La première était devenue l'année précédente, et dès sa première apparition à l'écran (la femme-machine de Metropolis), une immense star. Il suffit pour s'en convaincre de regarder, dans les bonus du DVD de L'argent commercialisé par Carlotta, le reportage de son arrivée à Paris. Son jeu empreint de sensualité offre ici un magnifique contrepoint au jeu sanguin d'Alcover, dont le physique de colosse est ici accentué par de nombreuses prises de vue en contre-plongées (photo). Son personnage est sans doute le plus humain de cette histoire. Il est certes vil, mais animé par la passion, ce qui le différencie beaucoup du froid calculateur Gundermann, incarné par Alfred Abel, qui comme Helm et Alcover (Liliom) passa aussi par la case Fritz Lang (Docteur Mabuse : le joueur et Metropolis). On le vit également chez Lubitsch (Rausch, Die Flamme) et Murnau (La terre qui flambe, Le fantôme, Les finances du grand duc).
A noter encore la présence au générique d'Antonin Artaud (photo), qui tourna la même année sous la direction de Dreyer La passion de Jeanne d'Arc. Dreyer qui écrivit en 1915 pour Karl Mantzius un scénario inspiré de... L'Argent de Zola (voir mon article). La boucle est bouclée. Nul doute que si le cinéaste danois vit cette adaptation, il dut être séduit par l'idée de L'Herbier de faire de l'un de ses héros un aviateur. Je rappelle enfin que Jean Dréville réalisa sur le tournage de ce film l'un des premiers making-of de l'histoire du cinéma