A tous les réfractaires du noir et blanc, les ennuyés-par-avance du cinéma muet, les sitôt-lassés d'une pellicule d'il y a un siècle déjà, précipitez-vous sur la grande œuvre du génialissime Marcel L'Herbier, "L'argent".
1928. Ainsi donc, quatre-vingt-deux années ont passé, et jamais pourtant aura-t-on vu réalisation si moderne, si vibrante. Travellings époustouflants, images tourbillonnantes et caméra tournoyant autour de la basse-passion des Hommes, "L'Argent" se révèle comme une grande fresque baroque, une tragédie magistrale parcourue de météores en guise de personnages. Certes, les inconditionnels de Zola seront surpris des mille libertés que s'accorde un Marcel L'Herbier au sommet de son art, mais c'est avec fulgurance qu'il déploie sous nos yeux cette chronique endiablée de l'aliénation par l'argent. Des antichambres-échiquiers aux Bourses-sanctuaires, et devant lesquelles tournoie la foule des apprentis-avares, c'est une folle cavalcade qui jaillit en toute frénésie, et que l'Herbier orchestre d'une main de maître.
Tout à tour hauts-prêtres dans leurs temples aux colonnes de marbre, ou généraux terribles aux visées tortueuses, les deux barons de la finance se révèlent simplement estomaquants : Saccard le sanguin, l'ogre désargenté qui dévore assistants et fortunes, se voit lentement broyer par un Gundermann plus polaire qu'un hiver russe, et qui murmure ses quelques ordres à demi-mots : monomaniaque torturé et fascinant, c'est entouré de ses chiens qu'il prépare ses batailles – et il ne parle pas, si ce n'est pour jeter à bas d'inébranlables empires.
Entre ces deux géants carnassiers se démène un amour écorché vif : elle, qui se soumet au Gargantua de la finance en croyant sauver son prince; et lui, le juste, l'aviateur en quête d'ailleurs, et que l'argent rattrapera au nom de sa belle. Gravitent au milieu des corridors, entre les illusions, une maîtresse vénale, un greffier méticuleusement sinistre (Antonin Artaud, spectral), et tous ces petits-maîtres qui se consument pour l'argent de leur seigneur. Une fable cruelle, teintée de splendeur et de noirceur mêlées.
Cette tragi-comédie terrible, cette machine infernale, trouvera sa fin comme une apocalypse : Gundermann l'arctique dévastera les bastions percés de Saccard, et l'amour l'emportera pour cette fois.
Mais, reclus en son cachot, c'est avec son geôlier que Saccard fait renaître ses chimères gloutonnes, et trace d'autres folies sur la comète qui le dévore, "l'Argent"...
Et tout ceci, en 1928, déjà.