La genèse de L’Armée des ombres en dit long sur sa propension estomaquante : ses racines « résistantes » par l’entremise de son auteur originel, Joseph Kessel, et bien sûr Jean-Pierre Melville, portant le roman sur grand écran, lui conféraient par voie de fait une verve intimiste à nulle autre pareille. Indépendamment de la stature hors-norme de ce dernier dans le paysage cinématographique français, saupoudrée d’une personnalité unique étayée par des anecdotes éloquentes (sa brouille avec Lino Ventura entre autre chose), le long-métrage s’attachait ainsi une puissance évocatrice saisissante... chose que ma découverte sur le tard n’aura que trop confirmée.
Crédible, immersif et suffocant : les qualificatifs ne manquent pas pour décrire L’Armée des ombres, l’hommage qu’il tisse en filigrane d’un récit profondément factuel lui garantissant une justesse de ton confondante. Sans jamais tirer sur la corde, sortir les violons ou toute autre procédé lourdaud, celui-ci nous entraîne sans coup férir au sein d’un quotidien laissant pantois où nazis, collaboration française et climat de défiance généralisée n’auront de cesse de tirailler ses personnages... le spectateur se voyant logé à la même enseigne.
Au premier rang de ses traits distinctifs, le film fait du silence un vecteur narratif sublimant l’intrigue : souvent muets, porteurs de dialogues tout en retenue, les Gerbier et autres soldats obscurs se présentent à nous dans la droite lignée d’une atmosphère ô combien grave. Avare en mise en contexte et portraits évidents, L’Armée des ombres parvient pourtant à rendre compte de la profondeur marquante de ses protagonistes, eux qui combattent, élaborent, fuient et subissent dans une spirale sans fin de chasse à l’homme oppressante. Melville/Kessel semblent de surcroît porter un regard des plus lucides quant à la condition de la résistance exempte de tout élan manichéiste, ce qui aurait été fort malhabile.
Bien au contraire, le récit ne succombera jamais aux sirènes de la facilité en salissant les mains de ses « antihéros » ordinaires (Lino Ventura, magistral), là où la pérennité de la lutte et du collectif se doit de supplanter en tout temps et toute heure l’intérêt individuel. L’Armée des ombres est à ce titre terrible sous toutes ses coutures, l’âpreté d’une survie sur le fil s’adjugeant une précarité multiforme : l’exécution d’un traître virant à l’improvisation délicate, le sauvetage de compagnons échouant sans remous, la mort happant les uns tout en épargnant d’autres... jusqu’au prochain tour de manège.
Le long-métrage impressionne donc sans être pour autant démonstratif, au point d’exacerber quelques ressorts : la torture conduite par les nazis abonde en ce sens, le récit éclipsant l’acte au profit de « tableaux » glaçants, la chair tuméfiée révélée au gré d’un jeu de montage et de perspectives n’en étant alors que plus marquante. Cet exemple parmi tant d’autres s’inscrit pleinement dans un doigté des plus maîtrisé, Melville rendant avec brio compte d’une horreur froide et... encore et toujours silencieuse. L’Armée des ombres fait ainsi de Gerbier l’acteur et le témoin d’une époque trouble, cadre des plus propices à une introspection confirmant une écriture bel et bien « humaine » (Mathilde), si ce n’est carrément touchante.
Ce sursaut de chaleur fait néanmoins figure d’exception au cœur d’une intrigue désenchantée, mais dont le contraste en résultant fait état d’une magnificence discrète. Les cartons de fin nous en disant plus quant aux devenirs de Gerbier et consorts, au sortir d’une décision effroyable, parachèvent pour finir la grâce aphone de L’Armée des ombres... un tomber de rideau parfait en les circonstances.