Jusqu’alors Jean-Pierre Melville avait mis sa mise en scène au service du monde des gangsters et du film noir qui le fascine. En traitant de la Résistance, tant avec ses souvenirs propres que ceux de l’excellent livre de Kessel, son efficacité narrative et sa lenteur dans le déroulement des scènes sont au service d’une intensité phénoménale. Comment tuer en silence un traître ? Voilà le genre de question traitée dans ce film terrible. Plusieurs séquences sont majeures dans ce film comme la tentative d’exfiltration de Paul Crauchet/Felix et l’exécution sous-terraine de Lino Ventura , par exemple. Tout fonctionne parfaitement car relève d'une construction absolument remarquable. L’armée des ombres, c'est un film immense. Pendant quelques deux heures trente de film, nous suivrons quelques mois d'un réseau de résistants , traversant tous les risques pris par ces hommes qui ne sont pas des militaires, L'amateurisme de ces résistants grandit encore l'héroïsme des personnages. Le barbier Serge Reggiani fait aussi, par son acte du quotidien, sa part de résistance. Ce quotidien de ces résistants des touts débuts, qui, en 1942 , ne voient pas le bout du tunnel arriver s'avère très bien retranscris. Ils sont comme des fantômes errant dans l' ombre . Lorsque l'un se fait exfiltrer par les autres, le silence règne. Ce silence en dit long. C'est un silence plein de tension. Le choix du personnage interprété par Jean-Pierre Cassel est bouleversant comme les destins tragiques de chacun évoqués dans l’épilogue. C'est un des meilleurs films que j’ai pu voir sur cette période, une véritable grâce. Au-delà de filmer des instants, où le silence, les non-dits et l'attente dominent, Jean-Pierre Melville est le premier à faire défiler un régiment nazi sur la Place de l’Etoile en 1970. C'est d'ailleurs l’une de ses plus grandes fiertés de réalisateur. Cette séquence d’ouverture donne le ton pour la suite. J'adore aussi cette seule scène où Lino Ventura refuse de courir, puis cède et file à toutes jambes. Il ne veut pas courir. C’est une idée de génie. Comme dans ses films noirs, dans ses récits de flics et de voyous, on retrouvera ainsi cette solitude profonde, cette impossibilité à communiquer, ce fatalisme et cet honneur avec ses codes ainsi que cette amitié virile. Le personnage de Lino Ventura reste pourtant bien en retrait dans l’Armée des ombres, monolithique, presque neutre. Cette distance tient peut-être aux relations exécrables nouées avec Jean-Pierre Melville . Ils ne s’adressaient jamais la parole, semble-t-il,pendant le tournage. Tout cela est soutenu par une musique magnifique et haletante et une photographie gris-bleue glaçante. Puis, que dire de cette musique avant l'exécution, magistrale scène , reprise dans le générique des fameux Dossiers de l' Ecran . J'ai adoré aussi cette étrange scène à Londres où au milieu des bombes, pour une fois Lino Ventura redevient humain en regardant les femmes. Un des thèmes forts du film , c'est aussi l'imprévu avec tous ces hommes et ces femmes qui ont traversé l'épreuve de la guerre, véritable jeunesse sacrifiée.