La folie vient en se Kazan
Qu'est-ce qui différencie un film moyen d'un bon film ? Et un bon film en un film extraordinaire ou marquant ?
Autant la différence entre une bouse et un bon film est souvent facile à discerner (même tout cela reste éminemment subjectif, selon ce qu'on attend d'un film, selon son âge, selon ce qu'on a déjà vu où non, selon si on cherche une décharge d'adrénaline juvénile bon marché ou un au contraire une œuvre qui nous permettra de comprendre différemment le monde qui nous entoure ou mieux vivre notre propre vie, etc etc...) autant ce qui sépare le bon film du film inoubliable reste souvent très ténu et impalpable. Et cela renforce l'aspect personnel de toutes ces considérations.
Aussi, c'est avec la plus grande mauvaise foi que je vais tenter de vous prouver scientifiquement que cet "arrangement" est un petit chef-d'œuvre. Que dis-je, un grand.
Tout ce qui constitue ce film tient du miracle.
Thème, scénario, dialogues, acteurs, musique, réalisation, montage: tout est proche du prodigieux.
Le thème n'est pourtant pas totalement nouveau, même en 1969.
Le quadra Eddie Anderson (Kirk Douglas, étonnant et génial qui a en réalité 10 ans de plus que son personnage qui annonce à un moment avoir 44 ans) tente de se se suicider parce qu'il ne supporte soudainement plus sa vie et le style de celle-ci, sa famille, ses amis ou ses collègues. A la suite de l'échec de cette tentative, il renonce à reprendre le fil de cette existence qui ne signifie plus rien pour lui. Le souvenir de la femme qu'il a follement aimé pendant un an clandestinement, peu avant, contribue à alimenter ce désir fou de changement.
Le personnage est si proche du Don Drapper de Mad Men (même métier, même époque, même double identité) qu'on peut se demander si ce film n' a pas inspiré les créateurs de cette superbe série.
Du coup nous voilà plongé dans un drame qui a des résonances fort contemporaines: les états-unis ayant toujours cette fucking longueur d'avance pour le meilleur (la technologie) et souvent pour le pire, le regard que porte Eddie sur son métier et son "way of life" nous parait bien contemporain. Le lit et la salle de bain séparés de sa maison, dès les premières images, en disent plus long que n'importe quel dialogue sur l'état de son couple.
Il y a donc un parfaite jouissance à suivre les folies de cet homme qui a décidé de tout envoyer balader. D'autant que les ressorts psychologiques arrivent bientôt, si superbement amenés que l'on ne peut que s 'approprier ses pulsions, ses motifs, ses désirs.
Un film en suspension, dont on ne sait jamais (quel bonheur !) où la suite va nous mener. Et sans que jamais (deuxième exploit !) la déception ne pointe le bout de son nez.
Cette histoire, superbement servi par des dialogues incisifs et jamais théâtraux, contribuent à tendre en permanence une intensité dramatique d'une qualité rare. On a parfois l'impression d'être dans l'univers de Tenessee Williams mais avec une modernité et une force propre. Une concision dans les répliques salutaire. Pourtant on y retourne un thème présent chez le dramaturge sudiste: le poids du père dans la vie d'Eddie est un des éléments clef de son pétale de plomb.
J'ai parlé d'un Kirk Douglas étonnant. Pourquoi ? Oh, juste parce que je ne l'ai pas souvent vu courir nu sur la plage, fou d'amour. Et ceci n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Les scènes ou il dialogue avec son alter-égo "avant-la-crise" sont stupéfiantes.
Que dire De Faye Dunaway, splendide ? Qui n'aurait envie de tout jeter par dessus bord pour aller la rejoindre ?
Le reste de la distribution est à l'avenant.
Je n'ai pas encore évoqué un autre point fort de ces 120 minutes en état de grâce. Le montage du film, ses audaces scénaristiques le rendent à tout moment surprenant, en parfaire symbiose avec le reste. Une cascade d'idée ingénieuses et inattendues. Quel meilleur exemple que celui de ces photos d'escapades amoureuses retrouvées par la femme d'Eddie et jetées par elle au sol, déchirées, mais encore mouvantes ?
Et la musique ? Hein ? La musique... Composée par David Amram, jazzman fou et compositeur peu habituel de film (mais, semble-t-il, ami de Kazan), la BO porte des thèmes orientalistes qui contribuent à rendre l'atmosphère hyper conventionnelle de ce milieu bourgeois de la fin des sixties décalée juste ce il faut pour retranscrire le regard nouveau qu'Eddie porte sur sa vie. Et quand la musique quitte ces rivages lointain et mystérieux, c'est pour mieux nous assommer avec un thème "classique" renversant.
Derrière tout cela, un homme, un monstre du cinéma, qui montre en 1969 qu'il est loin d'être sec, même si ses plus grands films sont derrière lui. Elia Kazan, et c'est encore plus fort, adapte son propre roman et produit cette œuvre infiniment intime et juste.
J'arrête. Ceux qui sont arrivés jusqu'ici ont déjà été assommés par ma prose éternellement trop verbeuse. C'est tout le contraire de ce que je souhaite.
C'est tout le contraire de ce film, drôle, étonnant, vif, sexy, désespéré, profond, intelligent, provocateur.