« C’est pourtant vrai qu’on est des riens du tout »
« Eh ben, ça va changer », dit le père Jules voit arriver la fraîche Juliette à bord de L’Atalante, après un long travelling suivant les mariés dans la campagne. En effet, tout va changer. Fini la solitude du marinier Jean, mais fini aussi les illusions de Juliette sur la liberté censée octroyer les voyages en péniche.
L’Atalante est avant tout un film sur la liberté en attente, espérée et différée et conquise. Juliette, frustrée par sa prison mobile, va tenter de s’échapper vers la ville qui lui tend les bras (on pense à l’Aurore), et son mari devra de son côté la « voir dans l’eau », en souvenir de leur prime innocence amoureuse, pour la retrouver. Au cœur de ce canevas, c’est le chaos poétique qui s’installe, personnifié par Michel Simon, Père Jules anthologique. Lui qui a ramené l’intégralité du monde dans sa cabine, sans cesse escaladé par des chats, est simultanément le grain de sable et l’huile dans les rouages des écluses qui s’ouvrent et se ferment à leur passage. Imprévisible, saoulard, immature et revenu de tout, il insuffle à cet univers clos tout ce qu’il désire d’insolite et d’original. C’est aussi l’artisan, le bricoleur, qui assemble les bouts de ferraille et amène un élément fondamental du film : le son. Musique, cliquetis, chants, élocution unique et à la limite du compréhensible, il est la mise en voix d’un monde chaotique dans lequel les jeunes mariés peinent à communiquer. La scène extraordinaire où il triche aux dames avec Jean, totalement ailleurs, en est l’archétype : malin, roublard, prêt à donner un grand coup de pied dans la disposition dans le seul but de gagner, il dit sans le savoir la difficile question du rapport aux « dames »…
Cet artisanat et ce gout de l’assemblage de bric et de broc, cette poésie prennent toute leur puissance dans les choix esthétiques et visuels du film. Plongée dans la cabine, plans sous-marins, à travers des grilles, visages en gros plans ou plans d’ensemble d’une superbe composition (notamment dans la marche solitaire de Juliette dans les friches industrielles de Corbeille, striées de grues et de poutrelles métalliques), tout est pensé et transcendé par une poésie permanente, volontairement bancale, comme la figure du camelot, magicien virtuose à qui on met des coups de pieds au cul avant de renverser son attirail d’homme-orchestre.
En résulte un film grisant et personnel, une histoire d’amour simple et forte, à l’image de cette séquence où les amants séparés pour la première fois s’étreignent à distance, illustrant tout le pouvoir des images et de l’imaginaire.