Une bonne action chez des malfrats et des soulards, au péril de leurs vies

Petite particularité de visionnage : il s'agit du premier film japonais que vois suite à la lecture de l'essai de Jun'ichirō Tanizaki, Éloge de l'ombre, et les deux heures qui ont défilé n'ont fait qu'étayer la thèse de l'auteur. Deux heures remplies de zones d'ombre (au sens propre), de recoins mal éclairés, de séquences nocturnes, de matériaux ternes et poreux dépourvus de pouvoir réfléchissant, et de lanternes allumées dans la nuit — honnêtement la scène finale de L'Auberge du mal, avec sa nuée de policiers qui s'agitent dans l'obscurité à peine éclairée par les lanternes qu'ils tiennent, pourrait être une illustration faite sur mesure pour le livre. Autre particularité : c'est seulement le deuxième film de Masaki Kobayashi que je vois, alors que son Seppuku trône dans mon panthéon personnel depuis plus d'une dizaine d'années... Vraiment n'importe quoi, ma procrastination me perdra.


À la différence de beaucoup de films japonais historiques des années 1950 / 1960 dans la lignée des Shinoda, Kudō ou Uchida (et auxquels celui-ci fait beaucoup penser, indépendamment de sa sortie au début des années 1970), Kobayashi expédie le contexte de manière extrêmement rapide, efficace, élégante. Les premières images montrent une carte de l'île qui sera au centre des enjeux, et pose très vite le cadre : c'est un repaire de bandits réunis dans une auberge en son centre, accessible seulement par un pont, et les autorités attendent le moment opportun pour mettre un terme à leurs activités. La configuration du lieu est en soi un élément essentiel, participant à l'action, irrigant le scénario de ses particularités et de ses opportunités. Il faut ajouter à cela des personnages très bien caractérisés sans verser dans la complexité excessive, une lumière magnifique jouant à merveille sur les ombres, un travail très précis sur le son pour accentuer la tension aux bons moments... Formellement, c'est impressionnant.


Kobayashi ne se hâte pas, il est vrai, pour installer la situation initiale. On en passe du temps, dans cette auberge, pour apprendre à connaître la bande de malfrats et la situation critique dans laquelle ils se trouvent face à la police — dans les rangs de laquelle figurera le grand antagoniste. Au milieu de cette tribu disparate, quelques éléments perturbateurs s'immiscent pour lancer les péripéties, avec entre autre un soulard plus opiniâtre que la moyenne et un jeune homme désespéré qui s'apprête à mourir en essayant de récupérer son amour, vendu comme prostituée contre son gré. Mais bien sûr, ce qui restera, c'est ce regard fou de Tatsuya Nakadai.


Chose étonnante, c'est une bonne action décidée par le groupe de voyous mis à l'écart (le titre original signifie "gâcher sa vie") qui sonnera le glas pour tous, puisqu'ils s'essaieront à la contrebande afin de réunir les fonds nécessaires pour aider le pauvre inconnu à retrouver sa dulcinée. L'ambiance sera pesante du début à la fin, peut-être un peu trop lourde par moments, les premiers vrais rebondissements arrivant tardivement et surtout à la faveur d'une ellipse notable qui laissera trois corps sous un linceul de fortune. Mais sans l'ombre d'une hésitation la longue séquence finale vaut tous les déséquilibres. La confrontation nocturne est éblouissante, à la limite de l'épouvante, tant pour la rage qu'elle laisse se déchaîner que pour ces lumières dans la nuit, les protagonistes étant comme poursuivis par des torches-fantômes s'animant dans l'obscurité, sur cette île peuplée de damnés présentée comme l'antichambre de l'enfer.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-Auberge-du-mal-de-Masaki-Kobayashi-1971

Morrinson
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les films en Noir & Blanc par choix esthétique, Top films 1971, Réalisateurs de choix - Masaki Kobayashi, Pépites méconnues - Films et Mes chanbaras

Créée

le 26 janv. 2024

Critique lue 24 fois

Morrinson

Écrit par

Critique lue 24 fois

D'autres avis sur L'Auberge du mal

L'Auberge du mal
RC88
8

Critique de L'Auberge du mal par RC88

Kobayashi s'impose comme l'un des meilleurs réalisateurs japonais, ces films sont d'une grande qualité plastique et scénaristique. Déjà adoré Hara kiri et Kwaidan, ce petit bijou intitulé "Inochi...

Par

le 21 oct. 2013

5 j'aime

L'Auberge du mal
YgorParizel
8

Critique de L'Auberge du mal par Ygor Parizel

Film réalisé par le maître Masaki Kobayashi qui narrativement et au niveau de la production moins ambitieux que certains de ses autres travaux, mais qui ne dénote pas non plus dans la filmographie de...

le 19 nov. 2022

L'Auberge du mal
Morrinson
7

Une bonne action chez des malfrats et des soulards, au péril de leurs vies

Petite particularité de visionnage : il s'agit du premier film japonais que vois suite à la lecture de l'essai de Jun'ichirō Tanizaki, Éloge de l'ombre, et les deux heures qui ont défilé n'ont fait...

le 26 janv. 2024

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

144 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11