La romance que j'avais trouvée parfaite entre Lillian Gish et John Gilbert (La Bohème, King Vidor, 1926), je la retrouve dans ma deuxième expérience du muet : Sunrise, de Friedrich Murnau. Seulement, cette romance, si belle, entre George O'Brien et Janet Gaynor, a cela de plus qu'elle entre dans des sphères irréelles, et particulièrement dans les représentations du film, des sphères divines et bibliques.

En effet, j'ai été surpris, au-delà de la très profonde émotion que l'on ressent au travers du déroulement de l'intrigue, de toutes les images bibliques présentes dans le film. Ces images dévoilent une certaine morale, et à travers les personnages des caractères ambigus. Certes, on ne peut s'y tromper : Janet Gaynor incarne la pureté, la mater dolorosa, délaissée par son mari, qui s'est amouraché de cette femme de la ville, séductrice, habillée en noir, et qui fume tel un dragon, ce qui n'est pas sans rappeler l'image du serpent séducteur de l'Eden. Celle-ci l'enjoint à commettre le meurtre sur sa femme : c'est son sacrifice qui leur permettra de vivre leur amour à la ville. Comment ne pas y reconnaître ici l'épisode (tant commenté !) du sacrifice d'Isaac par Abraham ! Et je ne dis pas cela seulement pour l'histoire du sacrifice : au moment où l'homme s'apprête à faire sauter sa femme par-dessus la barque, la caméra se concentre sur ses mains, de grosses mains crispées, qui s'arrêtent tout à coup. C'est l'ange Gabriel qui retient le bras d'Abraham, qui empêche l'holocauste d'avoir lieu. On retrouvera bien d'autres images bibliques par la suite : cherchant à se racheter auprès de sa femme, George O'Brien, dans un restaurant, lui proposera de rompre le pain avec elle, synonyme d'hospitalité et de réconciliation. De même, leur amour sera définitivement ravivé lorsque tous deux se rendront à un mariage chrétien, où ils entendront les prières du prêtre.

Les cloches jouent également un rôle important. Il n'y a que peu de bruitages durant les 1h30 de l'Aurore, mais les cloches sont présentes près de trois fois : la première fois, c'est lorsque le couple s'apprête à partir en barque. C'est le son du glas, qui accompagne la procession funèbre et qui précède le meurtre. La deuxième fois, c'est lorsque les amants sortent de l'église : ces cloches-là sonnent la liaison, le mariage. Enfin, les cloches sonnent une troisième fois, lorsque George O'Brien appelle de l'aide pour retrouver sa femme, supposée noyée. C'est de nouveau le glas qui sonne. Ces cloches, objets ô combien chrétiens, rythment la vie du couple ainsi que l'intrigue, et sont comme un révélateur ambigu des émotions. Oscillant entre bien et mal, on ne sait si on doit leur faire confiance ou s'en méfier.

L'aurore est ce qui ne dure pas, ce qui débute le jour. Ainsi, le début du film ne s'ouvre pas comment on aurait pu se l'imaginer après l'avoir vu : c'est l'arrivée de la femme de la ville, dans un festival d'embrassades et de retrouvailles. Un événement représenté d'une manière relativement joyeuse pour ce qui sera la perte du couple ! En effet, la première partie du film est une descente aux Enfers. Or, l'aurore surgit après la nuit. Après la tentative de meurtre, O'Brien voit poindre le jour, dans cette ville qui leur est hostile, mais pourtant qui verra leur amour s'enflammer. Mais l'aurore est ce qui est éphémère : ainsi, dès lors qu'ils sortent de cette bulle qu'est la ville pour eux, dès que Janet Gaynor s'endort sur la barque, le temps tourne à l'orage, et la nuit les enveloppe. Alors que le mari avait renoncé à noyer sa femme, celle-ci court vers son funeste destin, et le jour se termine.

La mort est toujours proche dans l'Aurore, mais elle ne se concrétise jamais. Le mari tente d'étrangler la femme de la ville une première fois au début; il tente de noyer sa femme après; celle-ci manque de se noyer à la fin mais en réchappe; enfin, le mari tente à nouveau d'étrangler la femme de la ville à la fin. Cette mort, omniprésente, n'aboutit pas. Même si on a l'impression que le jour ne se lèvera jamais, la mort n'est pas la réponse. La vie surpasse tout : aussi, lorsque la nurse appelle de toutes ses forces le mari pour lui dire que sa femme est vive (avec ce magnifique jeu de trompettes, semblables aux trompettes du paradis), c'est pour lui signifier que la vie vaut mieux que la mort.

L'Aurore est une formidable expérience cinématographique, empreinte de références religieuses, destinées à rapporter une réalité ambiguë, les méandres d'un amour, qui malgré toutes les épreuves, parvient à luire, et à passer la nuit.
Alexandre_Gauzy
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Le cinéma est un art

Créée

le 15 juil. 2014

Critique lue 651 fois

6 j'aime

2 commentaires

Alexandre G

Écrit par

Critique lue 651 fois

6
2

D'autres avis sur L'Aurore

L'Aurore
drélium
9

L'Amour

Autant dire que pour un Schwarzeneggérien élevé aux petits Van Damme, L'Aurore n'est pas le choix le plus évident venant à l'esprit. Il est bon pourtant de se faire violence, de dépasser les préjugés...

le 28 janv. 2011

112 j'aime

10

L'Aurore
Sergent_Pepper
9

Rideau radieux

Faust racontait par le biais de la mythologie allemande la force de l’amour chez les humains ; L’Aurore ne va pas évoquer autre chose, mais le fera par d’autres voies. Auréolé de son succès...

le 26 sept. 2017

99 j'aime

6

L'Aurore
MrCritik
5

Entre Chien et Loup

J'ai vu l'Aurore. Je n'en avais jamais entendu parler avant Sens Critique, pour cause d'inculture totale du cinéma muet, et même du cinéma old school tout court. Je remercie chaudement le site de me...

le 7 févr. 2012

77 j'aime

21

Du même critique

Blow Out
Alexandre_Gauzy
9

Scream

Masterpiece ! J'attendais de voir De Palma atteindre la maturité qui poignait à travers Phantom of the Paradise, et que je n'avais pas vu dans Carrie. Et là, c'est éblouissant ! Blow Out...

le 1 sept. 2014

42 j'aime

1

L'Éclipse
Alexandre_Gauzy
9

Entre jour et nuit

Avec l'Eclipse, Antonioni présente le troisième volet de sa tétralogie (L'Avventura 1960, La Notte 1961, L'Eclisse 1962, Il Deserto Rosso 1963). Je choisis de critiquer celui-ci qui semble à mon avis...

le 29 juin 2014

40 j'aime

4

Le Juste Prix
Alexandre_Gauzy
1

Un lave-linge ça coûte pas 100 balles abrutie !

Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis que personne n'avais osé écrire une critique de cette splendide émission, de ce moteur à consumérisme, de cette gigantesque méthode Coué du capitalisme...

le 13 août 2014

31 j'aime

4