Faisons un grand bond dans l’histoire du cinéma, en revenant presque 90 ans dans le passé. De vieilles images en noir et blanc, des acteurs dont on n’entend pas encore la voix, mais surtout une décennie des années 1920 qui marque un âge d’or dans l’histoire du septième art. Oublié par la plupart, L’Aurore est l’un des fleurons du cinéma, et reste encore à ce jour une référence, comme en témoigne sa cinquième place au classement Sight & Sound des meilleurs films de tous les temps, réalisé selon l’avis de 846 professionnels du milieu, rien que ça. Je ne taris jamais d’éloge sur les vieux films muets qui ont un charme bien à eux, et je préviens que je ne ferai pas d’exception ici.


L’Aurore, ou Sunrise : A song of two humans, se base sur une histoire d’amour, ou disons, plutôt deux. En effet, un homme de la campagne (je précise d’emblée qu’aucun des trois personnages principaux n’a de nom, ils sont simplement désignés comme étant l’Homme – The Man -, la Femme – The Wife -, et disons l' "autre " Femme – The Woman -) s’éprend pour une femme de la ville, alors qu’il est déjà marié, avec un enfant. La femme de la ville parvient à convaincre l’homme de tuer sa femme en la noyant dans le grand lac qui borde leur village, afin qu’il vende sa ferme et qu’il parte avec elle en ville. Mais le jour où il décide, tant bien que mal, de passer à l’acte, il n’y parvient pas. En revenant vers le rivage, sa femme, effrayée, tente de fuir vers la ville à bord d’un tramway, tandis que le mari, cherchant à tout prix son pardon, la suit. Ils vont alors découvrir la ville, grouillante, fastueuse, et surtout se redécouvrir eux-même.


Comme beaucoup de films de l’époque, L’Aurore est centré sur l’amour et la relation homme/femme à travers cette intrigue racontant l’histoire de personnages bien définis. Mais la démarche du réalisateur, Friedrich Wilhelm Murnau, est avant tout de raconter un conte, d’où cette volonté de ne pas développer l’identité des personnages principaux, désignés par des termes génériques. C’est également un moyen permettant de développer une morale générale au sein de l’histoire, comme le faisait souvent Griffith, notamment dans A travers l’orage, un film où les personnages portaient un nom, mais dont la vocation était surtout de transmettre un message pour aboutir sur une morale finale, ce qui est donc le cas de L’Aurore.


Il y a beaucoup de choses à dire sur ce classique du septième art. Issu du mouvement expressionniste né en Allemagne dans les années 1920 (avec entre autres Le cabinet du Docteur Caligari de Wiene en 1920, tête de gondole du mouvement, puis Nosferatu de Murnau en 1922), L’Aurore est un exemple de l’exportation de ce mouvement outre-atlantique. S’intéressant à des sentiments comme la folie et la trahison, il explore les tréfonds de l’âme du personnage masculin, d’abord animé par la rage inspirée par la femme de la ville, puis par la pitié qui survient face à sa propre femme, effrayée par son mari qui tente de la tuer. L’autre facette de l’expressionnisme qui s’affiche dans ce film, et non des moindres, se manifeste à travers son esthétique on ne peut plus travaillée. C’est l’un des éléments les plus flagrants et les plus impressionnants concernant L’Aurore.


Les jeux de lumière sont au cœur de la beauté esthétique de L’Aurore, notamment lors des plans de nuit qui sont d’une beauté rare. L’un des plus beaux passages reste le plan-séquence où l’homme rejoint la femme de la ville dans les marais, dans une ambiance sombre, éclairée par la seule lumière de la lune et les reflets sur l’eau, un passage marquant qui montre bien que le cinéma n’en est plus à de simple balbutiements. A une époque où le cinéma est en pleine mutation, L’Aurore présente un véritable tour de force esthétique, tant grâce à des techniques classiques (lumière, cadrage, etc.) que des trucages (des fondus notamment, comme celui de la femme de la ville qui apparaît en transparence sur l’homme pour suggérer sa présence persistante dans son esprit) qui font de lui un film à la fois ancré dans son époque et très avant-gardiste.


Le titre même du film, L’Aurore, a une portée très symbolique et résume à lui-même son histoire. L’aurore représente la naissance d’un nouveau jour, comme elle représente ici la renaissance d’un amour quasi-perdu à l’adultère. Le film se déroule d’ailleurs sur un peu plus de vingt-quatre heures, et on constate que les scènes se déroulant la nuit ont une portée beaucoup plus négative que les scènes se déroulant de jour. Ainsi, cela permet également d’établir un lien avec le titre original, Sunrise : A song of two humans, car le film se déroule tel une chanson, avec ses couplets et ses refrains.


Le film joue également beaucoup sur les oppositions et les contrastes. Par exemple, on a d’un côté la femme aimante et dévouée, et de l’autre la femme passionnée mais surtout machiavélique. On a également l’opposition entre la campagne et son côté sauvage, et la ville, montrée sous son aspect grandiloquent par Murnau, avec le faste des années 1920, lequel se remarque surtout lorsque les deux protagonistes se rendent dans une grande foire. L’objectif est donc de faire partager les émotions des personnages au spectateur, tantôt en le rassurant, tantôt en le mettant mal à l’aise, et cela marche très bien.


En définitive, le film s’avère très complet, et plein d’enseignements concernant le cinéma et son évolution. Il s’agit d’un film à la fois bien ancré dans son époque, mais aussi très novateur. Au crépuscule de l’ère du muet, L’Aurore vient comme un bouquet final en proposant un superbe spectacle plein d’émotion et de beauté. Le grand Murnau, qui est ici loin d’être à son coup d’essai, propose ici sa pièce maîtresse, entrée dans la postérité et considérée à juste titre comme un chef d’œuvre du septième art.

JKDZ29
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le 1 juil. 2015

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