S’il y a bien un film à qui je dois un grande partie de ma cinéphilie, et notamment mon amour pour le cinéma muet, il s’agit de L’Aurore. Je me souviens, à cette époque où je n’avais pas encore dévoré les douze chefs-d’œuvre du plus grand monsieur du cinéma des années vingt, Murnau, j’étais tombé un peu par hasard sur ce film que les louanges m’avaient décidé à lancer, par pure curiosité. Je ne fus, dès cet instant, plus jamais le même. Douze films plus tard, L’Aurore reste et restera à jamais mon plus grand coup de cœur du cinéma, la quintessence d’un art qui avait déjà tout en 1927, et qui, bien que paraissant aujourd’hui fort lointain, ne cesse encore de me parler. Mais Murnau m’avait prévenu, dès les premières secondes du film : « This song of the Man and his wife is of no place and every place ; you might hear it anywhere, at any time. » – Intemporel. Mes excuses d'avance pour la longueur de cette critique, que je voulais imager au maximum comme je le fais toujours avec Murnau, car ses films méritent d'être vus, revus, vécus, chaque image examinée, pour prendre la mesure de son génie.
(si vous n'avez pas vu le film, ne lisez pas ce qui suit)


Comme je l’annonçais, L’Aurore présente absolument tous les thèmes, toutes les techniques, toutes les qualités qui font du cinéma de Murnau un trésor infini. Tout y est : des influences évidentes de ses débuts expressionnistes à son talent pour scruter les sentiments, son balancement perpétuel entre un cinéma immobiliste et un cinéma du mouvement, le thème de la trahison (déjà dans La Terre qui Flambe), de la corruption (Promenade dans la Nuit, ou évidemment Faust), de l’idéalisation de l’ailleurs (la femme chimérique de Fantôme), et surtout de la rédemption à travers l’amour. Pour le réalisateur lui-même, il y eut un avant et un après L’Aurore, qui lui valut de nombreux prix dont un oscar de la meilleure photographie, du meilleur film, et de la meilleure actrice pour Janet Gaynor en 1927.


L’Aurore est fidèle à ce cinéma intemporel : pas de noms, pas de lieux, seulement de sobres titres de rôles « the Man » / « the Wife ». Un classique chez lui, où les êtres sont de prime abord toujours réduits à leur fonction, pour mieux en exacerber la porter universelle. L’Aurore est une histoire d’amour meurtri par la tentation et le remord, comme il en pullule dans la littérature (de Thérèse Raquin de Zola à Partie de Campagne de Maupassant, dont la scène de la barque est à peu de choses près identique), où un fermier tombe sous le charme d’une dame de la ville qui le pousse à tuer sa femme. Incapable d’ôter la vie à un être si pur et innocent, l’homme tente par la suite de se racheter.


Dès les premiers plans nous est dépeinte une ville fantasmée, frénétique, avec des mouvements de caméra horizontaux qui donnent le tournis, aidés par les lumières clignotantes et les klaxons, le bruit de la foule, les danses et les orchestres, le feu des projecteurs, et surtout des images qui se superposent en transparence pour en détruire les contours et en accentuer l’onirisme. Puis l’arrivée à la campagne, où le calme et la sérénité semblent régner, nous fait quitter la profusion de la ville pour le minimalisme de la ferme. Les intérieurs sont simples, parfois de travers, et les visages apparaissent graves entre deux cuillerées de soupe froide (et Dieu sait que Murnau aime, décidément, filmer les petites gens buvant leur soupe !). On rencontre alors une femme, brune et ténébreuse, venue de la ville pour passer ses vacances à la ferme, qui traverse le village au cours d’un travelling mettant le personnage au centre de l’image, telle une diva que tous regardent et que même la caméra ne semble pas pouvoir quitter des yeux.


De l’autre côté, on découvre un jeune couple où rien ne va plus, où l’absence de communication chasse les lointains souvenirs de bonheur. L’homme a désormais l’esprit ailleurs ; et alors que sa femme pleure de désespoir, il court retrouver son amante toute de noir vêtue, la diva de la ville. L’image elle-même s’assombrit, la lune n’est plus source de lumière mais créatrice d’ombres, illustrant la corruption du cœur du jeune fermier qui délaisse un amour pur pour une relation superficielle. Cette superficialité, la femme de la ville l’incarne parfaitement : toujours en train de se remaquiller, de se recoiffer, elle n’a plus rien de naturel. De plus, c’est toujours elle qui est au-dessus de l’homme, sur chaque plan, comme pour montrer qu’elle le domine, le manipule telle une marionnette. Et le seul plan où c’est l’homme qui retourne la situation, l’enlaçant d’au-dessus, c’est lorsque celui-ci est entièrement corrompu, qu’il a accepté le marché faustien consistant à tuer sa fiancée pour vivre une idylle déjà vaine. Et dès lors, ce « Dis moi, tu es tout à moi ? » prononcé par l’amante résonne comme une parole du diable lui-même demandant l'âme de sa victime. Même les intertitres sont astucieux et participent de la manipulation du spectateur, en laissant apparaître certains mots clés progressivement, en cachant certains bouts de phrases qui n'apparaissent que plus tard pour en changer tout le sens, etc.


Une fois le pacte accepté au cours d’une scène mythique où le spectre démoniaque de l’amante vient l’enlacer, alors que le ciel se voile de nuages, l’homme rejoint le royaume des ombres que seule sa douce fiancée peut encore illuminer (là-dessus, les noirs et blancs sont somptueux et révélateurs). Le visage du jeune fermier devient effrayant, il semble possédé par le diable jusqu’au moment où, ne pouvant résister à la pureté de celle qui l’aime, il s’effondre. Le film prend alors une toute nouvelle dimension, où c’est la femme, terrorisée par ce que son mari a manqué de lui faire, qui se vengera en le méprisant. Les séquences déchirantes se succèdent, où l’homme cherche tant bien que mal à se racheter, sans succès. Il l’enlace, la protège, mais elle refuse de lui adresser le moindre regard, sinon une vision d’effroi. Puis vient la scène de l’église, qui à chaque fois me tire les larmes. Cette scène représente à elle seule tout ce que j’aime dans ce cinéma : des regards sincères, des visages qui expriment plus que tous les mots du monde, et des larmes qui coulent avec pudeur. Cette scène symbolise le pardon, où la femme rouvre finalement ses bras et embrasse celui qui quelques heures plus tôt voulait sa mort. L’homme est honteux, il n’ose plus la regarder car il sait qu’il ne mérite pas son pardon. Et lorsqu’ils s’embrassent enfin, tous deux sont comme hors du temps et de l’espace, dans un monde à eux – leur monde à eux, retrouvé. Il l’aura finalement atteinte, la ville ; mais non plus comme un lieu fantasmé et idéalisé, mais comme le déclencheur d’un retour à la réalité, et à lui-même. En somme, la fin de l'aliénation passe par le saut à pieds joints dans ce qui était la source même de l'aliénation.


Puis le comique reprend ses droits, car oui : Murnau manie à merveille la comédie (on le voit très bien dans Les Finances du Grand Duc), et il n’y a pas une seule de ses œuvres qui ne soit pas traversée par un souffle de légèreté dont lui seul à le secret. Ici, cela commence avec la scène du barbier : sa fiancée jalouse de celle qui fait la manucure de son mari, tout en repoussant les avances d’un homme un peu trop insistant. La complicité entre les deux êtres renaît, donnant lieu à cette séquence magique de la séance photo, où l’on rit bêtement de leurs enfantillages. Chaque scène est comme une redécouverte de l’autre, une renaissance, de la fête foraine à la piste de danse, ils sont comme deux enfants qui jouent en toute insouciance. L’incroyable George O’Brien retrouve ses airs de séducteur malicieux, et Janet Gaynor, la plus belle femme de son temps, nous gratifie de sourires qui n’ont tout simplement pas de prix.


Le retour à la ferme semble le reflet inversé du départ pour la ville : ils reprennent le même bus, mais en riant cette fois, la même barque, mais blottis l'un contre l'autre ; le jour a laissé place à la nuit, pour signifier qu’un nouveau jour va naître comme une nouvelle page de leur histoire. Puis soudain, un éclair fend le ciel et annonce la tempête, la punition divine, ou la colère du diable peut-être, qui se sent trahi. Je me souviens de la première fois que j’ai vu L’Aurore : j’étais tétanisé, le souffle coupé, la gorge nouée par les retournements de situation. Je me disais qu’il était impossible que l’un des deux meure maintenant, et la seconde d’après j’en avais déjà fait le deuil. Pendant ce temps, en prédatrice, l’amante attend le verdict. Mais quand on connaît Murnau et l’amour qu’il porte à ses personnages, une telle fin eût été impossible. Tant mieux.


Lorsque le soleil se lève à nouveau, que les visages se redécouvrent, je comprends enfin pourquoi ce film s’appelle « l’aurore ». Parce que Murnau, le plus grand conteur d’histoires de sa décennie, m’a tout simplement montré que les ombres n’étaient que la vision du verre à moitié vide. Il n’y a pas d’ombre sans lumière, qui est en ce sens la chose qui importe le plus, la chose première, la source de tout. Et en amour comme dans la vie, pour chaque ombre, il y a avant tout un éclair de lumière originelle. Car la nuit n’est pas éternelle ; et tout crépuscule appelle toujours, après lui, à une plus belle aurore.


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le 11 nov. 2017

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Jules

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