Pas de doute, on se retrouve de pied ferme dans l'univers de Mankiewicz. Dans tous ses films, il s'agit d'émancipation, de rapports maître-serviteur. Ici, une jeune veuve, déterminée à s'émanciper de sa famille qui a ses griffes sur elle et l'empêchent d'avoir sa propre vie, décide de vivre sur la côte avec sa fille et sa servante, toutes deux enthousiastes de ce geste libérateur. Le ton est plus simple et léger que d'habitude, avec moins de cynisme dans les dialogues, bien qu'on retrouve la touche du réalisateur dans l'écriture. On rentre progressivement dans une histoire mi-fantastique, mi-romantique, rappelant l'atmosphère du Château du dragon en offrant l'une des plus belles évocations de maison hantée que j'ai vu avec Les autres. En effet, le cadrage des intérieurs est simplement magnifique, procurant le sentiment d'une présence (avant même que le fantôme apparaisse), et l'environnement marin apporte un véritable plus, une aura idyllique se prêtant à la plongée dans l'inconscient et les souvenirs. Bref, l'ambiance est une véritable réussite et aide à nous faire rentrer dans ce récit faussement simple. Sans oublier ces deux acteurs-piliers (celui qui interprète le fantôme est quand même en dessous, et frise la caricature par moments) qui apportent aussi leur touche de charme au film.
Alors, L'aventure de Madame Muir, un film "fleur bleue" ? Oui effectivement, mais pas totalement, nous sommes loin des sommets de mièvrerie qu'on pourrait s'attendre d'un récit hollywoodien. Car le fantôme, ancien capitaine de bateau que rencontre la jeune femme, tour à tour rustre par ses manières et son verbe non édulcoré, mais charmant par sa culture et sa profondeur, sera pour elle l'instrument de sa véritable émancipation, d'abord en lui prêtant une inspiration littéraire dont elle ne se saurait pas crue capable, la conduisant peu à peu vers l'indépendance matérielle, puis en la mettant en garde contre les "coups de foudre". Bref, il renvoie les bons sentiments de la jeune fille à une sorte de rêverie, lui-même rêverie d'un autre ordre. La limite entre fantasque et réalité ne tient ainsi parfois qu'à un fil, subtilement et avec élégance évoquée à travers un jeu esthétique de contrastes ou d'effets divers (rires, porte qui s'ouvre soudainement), tel un rêve éveillé. Quant à la relation entre le fantôme et la jeune femme, elle me paraît étrange et fascinante, folie du point de vue des autres, et douce mélancolie pour ces deux êtres qui se trouvent ainsi entre la vie et la mort, le rêve et la réalité, nous laissant dans un état transi.
Pour terminer, la scène finale est en elle-même un pur moment de cinéma comme on en voit rarement, un retournement de situation mystérieux que l'on n'attendait pas forcément. Elle est la confirmation qu'il s'agit bien là plus qu'une simple idylle romantique ou une émancipation féminine d'avant-gardiste, mais renvoie bel et bien à l'essence de l'amour, se présentant à la fois comme désir de possession et attente de l'être aimé, étrange nostalgie d'un sentiment perdu puis retrouvé. Un film à revoir plusieurs fois tant les niveaux de lectures se chevauchent malgré sa simplicité apparente.
En résumé, L'Aventure de Mme Muir est une superbe évocation de l'amour, à la fois idyllique et fantastique, nous amenant au bord de la folie et de l'émancipation féminine, tant sentimentale que matérielle. Un film vraiment captivant, qui laisse rêveur. À souligner qu'il s'agit de l'une des plus belles réussites esthétiques du réalisateur.