Avant propos : au vu du climat anxiogène qui ne fait qu’empirer au fil de l’actualité, il me semble que L’Aveu, de par l’universalité de son message, et de par le discours de Costa-Gavras aux Césars, est l’endroit parfait pour faire le point sur plus d’un an de critiques qui développent plus avant les nombreux enjeux que j’aborde ici. Je vous prie donc de m’excuser pour la surabondance de liens vers d’autres textes, mais cela permet à travers le fil rouge de L’Aveu de développer mon état d’esprit sur ce que le cinéma a tenté en vain de nous enseigner à travers les décennies.
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Je n’ai découvert que récemment le cinéma des débuts de Costa-Gavras, et il est, en quelques récits, en peu de temps, devenu l’un des artistes majeurs du médium à mes yeux. L’Aveu ne fait que conforter cette idée. Une œuvre portée par un Yves Montand magistral, et une Simone Signoret déchirante dans le doute qu’on lui a instillé. C’est l’histoire vraie de Artur London, c'est également celle de milliers de personnes sommairement exécutées. Un membre du parti communiste tchécoslovaque qui se voit écroué, et torturé pour livrer les aveux d’une trahison qu’il n’a pas commis. Une période qui le fait lui-même se sentir trahi par ce Parti auquel il a donné sa vie, embrigadé dès son adolescence et faisant profession d’une foi inaliénable.
Harcèlement physique, privation de sommeil et de nourriture, distorsion de la vérité par la sémantique et la fragmentation des récits, confusion par la répétition, le matraquage, encouragements par de faux espoirs de clémence, protocoles falsifiés, appel au sens du devoir pour le parti, isolation… Tous les moyens sont bons dans la coercition d’un aveu, ces mêmes moyens utilisés cinquante ans plus tard à Guantanamo dans une démocratie occidentale (The Mauritanian).
C’est un cycle sans fin qui voit défiler les référents du parti comme autant de tortionnaires anonymes, à la responsabilité diluée dans la masse, agissant sous les ordres d’une ombre informe et innommée. C’est la chasse aux sorcières des purges staliniennes (Le Capitaine Volkonogov s’est échappé) qui ne sont que les conséquences d’une corruption gangreneuse qui couvre ses traces, et finit par oublier son point de départ alors que les responsables changent. Une fois la machine lancée, on continue à la faire tourner sans motif autre que de divertir l’attention sur des boucs émissaires, ici les juifs, hier héros, aujourd’hui traîtres. Un système d’annihilation qui ne ralentit que lorsque la foi s’effondre, à la mort de Dieu Staline. Un film qui n’a pas pris une ride dans son message universel, intemporel, sur les dangers des dérives totalitaires, sur leurs effets sur l’individu, et sur les méthodes employés pour faire ployer les opposants.
L’Aveu est terrassant, terrifiant, et laisse un arrière goût amer. Nous sommes aux portes d’une nouvelle ère des dictatures, des régimes qui se rient des droits de l’homme, de la haine brandie comme étendard sous des couverts fallacieux. Et alors que Costa-Gavras, a qui l’on remet un César d’honneur cette année, alerte à nouveau des dangers qui nous guette, les réactions à la cérémonie que l’on voit fleurir ne sont que celles parlant de “la propagande wokiste” de L’Histoire de Souleymane et Emilia Perez, du dédain des gros succès publics qui privent Pierre Niney et Artus de récompenses. Mais personne ne fait allusion à l’attaque au couteau du 16 février, durant une projection de Z à des migrants turcs par une association culturelle, menée par une trentaine d’enragés de l’extrême-droite aux ambitions revendiquées en écho à l’OAS et scandant “Paris est nazi”. Le cinéaste cite sans détour cet acte barbare, essayant de mettre en lumière les exactions de groupuscules devenus filleuls de nos ministres, mais non, personne ne reléguera ce message, le seul important d’une messe du gratin du cinéma français autrement dérisoire et bien timide lorsqu’il s’agit de s’exprimer sur le mal actuel. Tout juste remercierais-je-on Karim Leklou pour sa douce éloge aux gentils.
Alors oui, je l’avoue, j’ai peur.
J’ai peur lorsque je vois le monde reproduire les erreurs du passé, comme si une génération, huit décennies, avaient effacé toutes les mémoires (A Real Pain, Music Box).
J’ai peur lorsque je vois les politiciens de la planète se lancer dans de nouvelles chasses aux sorcières, plaçant dans l’immigration de nouveaux boucs émissaires qui seraient sources de tous les maux, occultant la mainmise d’une poignée de milliardaires, par définition déconnectés du réel, sur toutes les strates de nos sociétés. (The Fall of the Roman Empire, The Brutalist)
J’ai peur lorsque je vois que l’on préfère se soucier des orientations sexuelles de nos concitoyens plutôt que des trous dans notre santé ou notre éducation. (Nobody Knows)
J’ai peur lorsque je vois que l’on piétine les avancées sociales des femmes pour revenir à un âge de l’obscurantisme où le mâle domine au détriment de tout bon sens, et que des enfants souffrent des voiles que l’on jette sur certaines affaires. (Leila et ses Frères, Jusqu’à la Garde).
J’ai peur lorsque je vois que la corruption et la criminalité organisée gangrène toutes les strates du pouvoir (El Reino, Inside Job)
J’ai peur lorsque je vois que les laissé pour compte de nos sociétés capitalistes sont poussés à s’entre-déchirer plutôt qu’à se retourner vers les véritables coupables (Emperor of the North Pole, Le Loup de Wall Street, Joe)
J’ai peur lorsque je vois que l’on a oublié que la guerre, éloignée dans l’inconscient collectif, ne touchait pas que les soldats sur le front, et que les ténèbres qu’elle projette sont totales (Quand passent les Cigognes, L’Armée des Ombres).
J’ai peur lorsque je vois des génocidaires se réfugier derrière un statut de victime, faisant une récupération éhontée des horreurs de la Shoah pour justifier leurs crimes, et continuant d’être épaulés par nos pays. (The Zone of Interest, Black Sunday)
J’ai peur lorsque je vois que l’apathie est généralisée, que la vie humaine n’a plus de valeur pour peu que celle-ci parle une autre langue, ait une autre couleur de peau, ou pense simplement différemment. (Se7en)
J’ai peur lorsque je vois les œillères que se met la population, préférant nier l’évidence du déclin plutôt que de remettre en question nos gouvernements et leurs motivations. Que je vois que la vérité n’a plus de valeur et que seule la propension à marteler de la désinformation fait foi dans le coeur des gens (An Honest Liar, The Apprentice)
J’ai peur lorsque je vois que la prise du maquis sera rendue impossible par des avancées technologiques débridées qui décuplent les pouvoirs de surveillance, de contrôle et de division. (Un Homme de Trop).
J’ai peur lorsque je vois la science reculer, le progrès social bafoué, l’éducation rabaissée, dans une mécanique d’asservissement de la population par l'ignorance, visant à broyer l’individu pour mieux qu’il s’intègre à la nouvelle machine (About Kim Sohee)
J’ai peur lorsque je vois l’avidité des puissants faire chanceler une paix déjà bien fragile et nous précipiter vers de nouvelles heures sombres. (La Plus Précieuse des Marchandises)
J’ai peur lorsque je vois que derrière toutes les agitations humaines, la catastrophe écologique suit son bonhomme de chemin dans l’indifférence des dirigeants, alors même que l’environnement devrait être le curseur central de toutes les décisions, la planète n’étant pas au fait de nos ambitions. (Phase IV, Pompoko)
Je suis terrifié par demain, qui ressemble bien trop à hier.
Et pourtant, il faut aller de l’avant. Se concentrer sur nos liens sociaux (Grand Theft Hamlet), voter avec nos portefeuilles, refuser l’indifférence pour réinstaurer des notions de fraternités (The Old Oak), encourager la justice lorsqu’elle met les responsables face à leurs crimes (Personne n’y comprend rien), espérer retrouver une foi dans la probité de nos élus (Mr. Smith goes to Washington), ouvrir un débat posé et éclairé sur nos différences idéologiques plutôt que de s’écharper (12 Angry Men), en appeler à la part lumineuse de l’humanité qui doit sommeiller en chacun (The Great Dictator), et in fine, se rendre compte que nous sommes tous dans le même bateau (Flow). Et s’il faut pour cela s’indigner, se soulever, et rebattre les cartes des modèles bancals établis, alors peut-être…