Mon deuxième Naruse, pris au hasard, s'avère être un choix judicieux. Le premier m'avait beaucoup plu. Les relations entre les personnages étaient agréablement apparues comme l'essentiel de la richesse de ce cinéma.
Ici c'est plus diffus sur ce point précis. Le personnage principal Kiyoko, interprétée avec brio par Hideko Takamine, jolie brin de jeune femme, est pleine de rêves, en premier lieu celui de s'émanciper. Elle est une rebelle qui attend le bon moment pour quitter la cellule familiale, une mère gentille mais qu'elle juge faible, voire un peu immorale, une soeur beaucoup trop gentille aussi, qui se fait avoir par son défunt époux qui menait une double vie avec maitresse et enfant et surtout elle quitte une autre soeur arrogante, vénale, agressive, dont l'ambition perfide consiste à la marier à son amant, parce qu'il est riche. Lui mettre un mari dans les pattes, voilà bien un projet ridicule pour Kiyoko! En effet, la petite révoltée, si elle rêve ce n'est pas de convoler en justes noces, non, mais plutôt d'étudier, de bibliothèques, de se rendre indépendante par les livres. Elle a fait une croix sur ses sentiments. Elle ne perd pas ses illusions, elle les gomme, met un voile sur son coeur. Les affaires de coeur, ce sont pour elle des affaires d'argent d'abord, des dépendances douteuses, des boulets, des libertées malmenées, voire des relations animales, le sexe c'est caca, les hommes font rien qu'à penser à ça, sont bêtes! Bref, manque plus qu'un bel et aimable garçon pour faire valdinguer toutes ses primes assurances. Ce qui ne manque pas d'arriver comme de bien entendu et de la perturber au plus haut point. Tout son système défensif en prend un méchant coup dans les gencives. Et l'heure de grandir sonne, soudainement. Dans un éclair. L'heure de faire table rase du passé, de faire les comptes. Et ce passage à l'âge adulte est filmé sur une heure trente avec beaucoup de finesse, de délicatesse et surtout de justesse.
Ce portrait de jeune femme ne se contente pas d'être uniquement cela, il y associe aléas et petits drames familiaux. Qu'elle le veuille ou non Kiyoko est forcément liée à sa famille. Chaque membre de la famille, au sens large, pratiquement romain, apporte son lot de grâce au film et justifie finalement le regard porté par Kiyoko. Pourtant quand elle s'est enfin délivrée du poids familial, quand elle est parvenue à exprimer les rancoeurs à l'égard de sa mère, dans l'orage et le tonnerre paroxystiques, la fille et la mère rentrent ensemble en riant. Naruse montre bien par là que le regard posé par la fille sur la famille, bien que violent et plein de ressentiments, est une sorte d'outil, de medium, de passage nécessaire pour aller plus loin. Comme un rite d'initiation, elle parvient à dire. Pour faire. Et ce regard est un regard parmi d'autres, la beauté de l'individu et ses particularités, sa personnalité au sein d'un groupe avec ses différences, ses divergences, qui ne défont pas ses liens indéfectibles sur lesquels l'individu se construit tant bien que mal. Bref, c'est la vie et c'est bien. Naruse par le regard de Kiyoko propose le sien, plein d'humanité. C'est beau.
Ce film de 1951 est une formidable tranche de vie, fraîche, triste, tout à la fois, humaine.
La réalisation est dépourvue d'effets. D'une simplicité telle que le récit parait d'un naturel très émouvant. Les acteurs sont remarquables ; la mise en scène affiche une incroyable modernité.
Au début de ma critique j'évoquais l'heureux hasard dans le choix du film, mais après mûre réflexion, j'ai le sentiment que n'importe quel film de Naruse me plaira. Entre les deux films, la filiation m'est évidente. Le style simple et direct éclate. A bien des égards, je crois retrouver un profond amour de la narration et de la consistance dans les personnages. Ici je songe obligatoirement dans la même famille de cinéastes à Sirk et ses personnages complets, à l'épaisseur humaine attachante (même si chez Sirk cela n'apparait pas au premier abord). Naruse donne dans la sincérité. Il embrasse ses personnages avec affection et humanité. Je suis désolé d'user ce terme à tort et à travers mais je n'arrive pas à trouver plus juste et évocateur pour Naruse, pour Sirk ou Monicelli. J'adore cet amour franc, massif et dénué de tout ridicule parce qu'il n'est en aucune manière béât ou fantasmatique. Il s'avère de noir comme de blanc, tout en nuances, réaliste et naturaliste.