J'avais vu "Profession: reporter" du même Michelangelo Antonioni, il y a maintenant 20 ans, à l'époque lycéenne, quand je mangeais de la pellicule au kilomètre, me destinant avec enthousiasme à des études supérieures dans le cinéma.
Depuis, mon ambition rêveuse qui fût vite avortée par une réalité cruelle et blafarde, n'est plus qu'un lointain souvenir nostalgique et brumeux, qui a fait place à un amour immodéré pour le cinéma et les acteurs. N'ayant pas la chance de pouvoir courir les festivals, rétrospectives ou d'être un spectateur assidu d'éventuelles cinémathèques bien connues, je n'ai de cesse de parfaire ma culture cinématographique toujours imparfaite, souvent lacunaire, au gré des diffusions télévisuelles ou par le, désormais, facile accès au site de visionnage en ligne.
Toute l’œuvre du grand Michelangelo Antonioni, m'est quasiment inconnue. Je l'avoue c'est bien volontaire. Certainement la peur de l'ennui, alimentée par la réputation d' œuvres difficiles d'accès, trop symboliques, esthétiquement et formellement exigeantes, destinée à une certaine intelligentsia louant le génie de ce maître de l'image. On n'est pas loin de l’idolâtrie réservée à un Godard, dont le peu de films que j'ai pu voir, ne m'ont pas convaincu, profondément ennuyé, même si son talent est indéniable. Comme vous l'avez compris, une part de préjugés... En tous cas, pour Antonioni... Car la vision de "L'éclisse" remballe en partie, une grosse partie de mes peurs.
Certes, le film prend le temps de se déployer, s'étire parfois trop en longueur, parsemée de "langueurs" tour à tour suffocantes ou sensuelles au fil de l'errance bohème de Monica Vitti dans la ville dortoir de demain, suivies de séquences nerveuses, hypnotiques, remplies "de bruits et de fureur" dans l'arène de la bourse, cœur du monde contemporain, suivant le fil des opérations spéculatives d'Alain Delon, trader de son état... Puis la ville en construction, l'urbanisation galopante, le troisième personnage du film, voir le plus important, le plus symbolique, le plus fascinant...
Opposition et contraste volontaire du cinéaste. On adhère ou pas aux ruptures de rythmes et de ton (drama-comédie). On baille, puis on est captivé, passionné, fasciné par la beauté enivrante des acteurs, des cadrages et des images. L'état d'esprit change en quelques secondes. Souvent une impression de vide, de vacuité, et on se dit qu'Antonioni ne nous raconte pas grand chose, que cette pseudo romance impossible est inintéressante, qu'elle n'avance à rien...
Mais rester sur cette vision émotionnelle du film, ce serait passé à côté de sa portée symbolique, philosophique, politique et surtout prophétique du film dans son ensemble. En filmant ce couple désaccordé, aux deux façon d'être différentes, l'une bohème oisive, généreuse et jouisseuse, l'autre hyperactif ayant soif de pouvoir matériel et de reconnaissance sociale, Antonioni dénonce deux visions du monde bourgeois qui s'oppose (le bourgeois-bohème et le bourgeois ultra-libéral en quête de puissance) de façon bien superficielle puisque leur recherche est la même: le confort et la sécurité matérielle. Sauf que l'une est hypocrite et l'autre assumée. Le vide et la vacuité de ces deux visions est elle même opposé à la société et à la ville moderne, produit du spéculateur incarné par Delon.
La ville-nouvelle en construction, moderne, confortable, transparaît comme un endroit menaçant où toutes ses fausses oppositions se diluent, se désincarnent, sont annihilées, n'ont plus raison d'être. Lieu d'uniformisation, cage dorée d'une étrange beauté, cité-dortoir où l'on se fond dans un océan d’anonymat et d'incommunicabilité. Le jour qui s'oppose à la nuit, dans une séquence finale sublime, où tout le film prend son sens, délivre son message, prophétise le monde d'aujourd'hui, sa vacuité, sa solitude, ses menaces d'apocalypses, le gaspillage des ressources et des énergies...