Un jour, j'ai décidé de regarder toute la filmographie (ou presque) de Nagisa Oshima, en dix jours. Voici ce que j'en ai retenu. (Merci la rétrospective à la cinémathèque)
Au nom de Nagisa Oshima on associe immédiatement le sulfureux Empire des sens (1975), qui met en scène les ébats sexuels non-simulés d'un maître et de sa servante. Contre les accusations d'obscénité, Oshima riposte que celle-ci réside plutôt dans « ce qui est caché ». Celui qui se désigne comme un « obsédé en plein jour » envisage chaque film comme un « acte criminel » qui, en explorant les passions et pulsions humaines, explose les conventions et tabous de la société japonaise.
Figure majeure de la Nouvelle Vague Japonaise, Oshima n'est pourtant pas réductible à un courant ou à un style, tant son œuvre est faite de ruptures et d'expérimentations thématiques et esthétiques. En état de révolte permanent, contre le cinéma japonais jugé passéiste, contre l’État oppressant, Oshima prône un nouveau cinéma libre et tourné vers l'avenir, et soumet son propre travail à une incessante autocritique. En somme, se renouveler pour se libérer et libérer le spectateur, chez qui il veut provoquer une réaction puissamment subjective.
Désirs criminels
Son désir de filmer en terrain inconnu l'amène à montrer de manière réaliste et radicale la violence et le sexe. Des jeunes délinquants de Contes cruels de la jeunesse au tueur violeur de l'Obsédé en plein jour, l’œuvre d'Oshima exhibe le nécessaire conflit du désir avec la société. Le fantasme naît des interdits sociaux, et de sa réalisation naît le crime. Mais si les activités criminelles étaient toujours motivées, que ce soit sous la pression de la misère (L'enterrement du soleil) ou de désirs inassouvis (Les plaisirs de la chair), les motifs de L'obsédé en plein jour sont quant à eux inconnus. Ce criminel purement diabolique est un être fascinant en qui Oshima aperçoit la profonde nature de l'homme, ouvert à tous les possibles. L'amour scandaleux de Max mon amour est une énigme semblable. Le cinéma doit être une mise en scène des désirs et des objets de fascination du cinéaste. Il s'agit d'épuiser les plaisirs de la chair, dans un entrelacement du sexe et de la mort. Il y parvient avec l'Empire des sens, succession de tableaux sexuels trash, qui en radicalisant l'expression de la sexualité repousse les limites du représentable.
Mettre à feu le Japon
Sexualité et politique sont profondément liés. Même L'empire des sens, une ode au sexe fou, est politique puisque les deux amants s'abstraient au monde et à leurs obligations sociales dans leur obsession du plaisir physique. L'urgence, celle du sexe, du tournage et de l'Histoire, caractérise une œuvre qui s'écrit au présent. Le film politique Nuit et brouillard au Japon, revient sur une actualité brûlante, celle de la défaite des mouvements étudiants en 1960 et se veut une « critique révolutionnaire d'un mouvement révolutionnaire ». Oshima capte les répercussions du politique sur l'individu, comme dans les Contes cruels de la jeunesse, où une violente histoire d'amour dénote le malaise de la jeunesse d'après-guerre. Mettre à feu le Japon, c'est aussi révéler ses contradictions et faux-semblants.
Saut dans l'imaginaire
Oshima revient sans cesse aux cérémonies, où se révèle l'âme japonaise, véritable sujet de tous ses films. En les théâtralisant à outrance ou en les sexualisant – un faux mariage achevé en orgie sexuelle dans l'Empire – il subvertit leurs codes et met en lumière leur vacuité. Cette inanité atteint un paroxysme d'ironie au cours d'une scène glaçante de La cérémonie , où un mariage est célébré malgré l'absence de la mariée. Cette parade morbide prend des allures de farce burlesque dans Le retour des trois soûlards. Le vêtement devient signe d'appartenance à un pays : un coréen en habit japonais est plus japonais qu'un japonais en uniforme coréen. Il interroge ainsi les fausses certitudes identitaires du japonais et brise un nouveau tabou : le sort réservé au peuple coréen.
Saut dans l'imaginaire
Comme Oshima, ses personnages se heurtent aux limites morales d'un ''Japon-prison''. Cet enfermement prend forme dans les nombreuses boucles narratives, dans les huis-clos familiaux ou dans le puits mortifère de l'Empire de la passion, et se réduit à l'étreinte de deux corps unis par l'amour et la mort dans l'Empire des sens. Pour s'évader, il ne reste que l'élan vers l'imaginaire : ce « quelque part qui n'est nul part » dont rêve le condamné à mort R dans La pendaison crève les murs de la prison.
Oshima filme l'homme en entier, son corps et ses fantasmes. Sa caméra s'approche de la chair jusqu'à toucher l’œil de ses comédiens. Mais il manipule autant l'imaginaire de son public que celui de ses personnages. Le dérèglement narratif à l’œuvre dans La pendaison qui glisse du pamphlet contre la peine de mort à une mise en scène burlesque et un onirisme étonnant, perd le spectateur qui ne sait plus ce qui relève du réel et de l'imaginaire. Dans Le petit garçon, rêve et réalité s'entremêlent. Les images, telle la botte rouge qui apparaît et disparaît à l'écran, figurent le riche monde intérieur du petit garçon peuplé de rêves d'étoiles et d'extraterrestres qui le sauveraient de sa famille criminelle. En peignant cette enfance mélancolique, Oshima expérimente un autre versant de son œuvre, qui est assez peu évoqué : l'émotion. Le dernier plan de ce film : une larme coule sur la joue du garçon, tandis qu'un modeste fondu au noir voile ses rêves d'envol.