Cet été 2017, l'Empire des Sens ressortait au cinéma, dans une version restaurée. Cinéphile de salon et amatrice de dépaysements, je me rendis donc au Champollion, rue du même nom, avec des amis, tout aussi intrigués que moi par ce film à la réputation plus que sulfureuse. Il faut dire que l'affiche, sublime, et le titre, poétique en diable, donnaient envie de passer outre les gros plans sur des pénis érectiles pour partir en quête de la perle cinématographique que d'aucuns nous promettaient.
Mérite-t-il sa réputation ? Je ne vous ferai pas languir : mille fois oui. Est-ce un chef-d'oeuvre ? Je ne sais point. Mais commençons par le commencement.
Le film s'ouvre par quelques minutes qui servent d'introduction au personnage de Sada, la jeune geisha, et posent tout de suite l'essentiel du film : non seulement l'esthétique magnifique et le jeu de couleurs sombres où le rouge se détache avec une acuité inégalée, mais aussi le sexe cru et sans pudibonderie (on commence quand même par le vieux pénis décrépit d'un mendiant exorbité de désir, ça met l'ambiance) ; et, surtout, déjà, l'absence de tout tabou chez Sada, qu'on devine déjà curieuse de sexe, curieuse de tout, de tout expérimenter, sans s'arrêter là où n'importe qui serait hésitant-e. On y voit aussi déjà celui qui deviendra son amant, son partenaire et son double, apparaissant dans la première scène comme un homme superbe et de qui émane une aura de sexe, de désir et de jouissance. Il est beau, il la fascine ; elle est belle, sans limites et en quête d'absolu. Leur rencontre scelle leur destin dès leur première scène ensemble.
Les quelques scènes inaugurales annoncent la couleur, et on commence fort bien : un film qui va à l'essentiel, sans scènes inutiles, où chaque plan, chaque élément fait sens dans le discours global.
Puis, on suit l'évolution de leur histoire, où tous deux sont unis par leur désir fou l'un de l'autre, désir fou qui chez lui le pousse à violer une servante lors de l'absence de Sada et, chez elle, la pousse à en vouloir toujours plus, toujours plus de lui, inlassablement, sans dormir, sans manger, en quête du plaisir ultime. Un par un, chaque tabou sera franchi - les règles, la nourriture, les enfants, la violence consentie, le sexe en public - et leur histoire poursuit leur folle course jusqu'à la conclusion, inéluctable et superbe. Éros et Thanatos enfin réunis dans un propos simple mais limpide sur la pulsion de sexe comme pulsion d'absolu et de mort, sur l'amour comme passion autant essentielle que destructrice. L'abnégation finale de l'homme est très bien traduite dans cette scène révélatrice où, alors que tous les hommes du Japon marchent en uniforme, en route vers une quelconque mobilisation militaire, lui longe les murs, dans le sens inverse, vers son propre devoir et son propre destin.
Après coup, ce récit et cette critique peuvent laisser croire que j'ai été entièrement saisie par ce film. Ce n'est pas le cas. Il m'a profondément dérangée, et j'ai souvent, avec le reste de la salle, laissé échapper un rire, nerveux ou sincère, devant l'absurdité - parfois voulue au demeurant - de certaines scènes, une incrédulité non feinte devant les voies où allaient les personnages et devant certaines scènes qui m'ont plongé dans un profond malaise. Ce n'est pas pour rien que certains tabous existent ; au demeurant c'est la démarche du réalisateur que de déranger et de tout franchir, en quête d'absolu, et le malaise est certainement voulu. Il n'empêche que nous avons plus d'une fois grincé des dents, échouant à comprendre où l'on voulait en venir, et que nous sommes sortis de là bien perplexes.
Néanmoins, le souvenir qu'il m'en reste à l'heure actuelle est celui d'un grand film, grand dans son audace, grand dans la qualité de son discours sur l'amour, grand dans son esthétique et son jeu d'acteur. C'est un film qui dérange, non par provocation vaine, mais parce qu'il est fidèle à lui-même. En sortant de là, je n'ai pu m'empêcher de songer aux prétentions de Gaspard Noé quand son film Love était sorti, et la comparaison n'était clairement pas à son avantage : Noé, ses scènes de sexe qu'il voulait une grande première au cinéma et ses acteurs n'arrivent pas à la cheville de L'empire des Sens, précisément parce que Noé, c'était une posture plus qu'un discours. Ici, les scènes de sexe sont là pour être, non pour provoquer, et provoquent parce qu'elles sont. Ici, surtout, les personnages intriguent, touchent, révulsent et fascinent, et sont à la fois très autres, et très humains.
En rentrant chez moi, m'est venu en tête ce poème de José-Maria de Heredia, "Le Cydnus" ; ce poème, du recueil Les Trophées, émane du petit groupe de ceux qui traitent de l'amour fou, sensuel et passionnel entre Antoine et Cléopâtre, et tout dans ce poème m'a rappelé L'empire des Sens : l'écriture travaillée, esthétisée, la lourdeur et la sensualité de l'ensemble, le poids de l'amour et surtout le poids de la fatalité qui pèse et de l'amour qui rôde.
Et ses yeux n'ont pas vu, présage de son sort,
Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses
Les deux enfants divins, le Désir et la Mort".