Il n’a que les os sur la peau. Du haut de sa petite tête blonde, Ivan n’a quasiment plus rien à apprendre des méandres de la vie. Dès sa première incursion en tant qu’éclaireur, il semble se maitriser et sait ce qu’il doit faire. Il est franc, autoritaire et malgré sa taille d’enfant, donne des ordres comme un vieux de la vieille. Certes, son regard est encore vif, jeune et son rare sourire crie à la naïveté mais Ivan a déjà perdu son enfance. L’enfance d’Ivan : le titre est presque illusoire tant Ivan marche sur les rotules dans sa quête. Et cette écriture, qui enlève toute trace de voilure puérile autour de son personnage, est le premier tour de force émotionnel du réalisateur : celle de dessiner un enfant qui n’en est plus réellement un, un singe savant, un monstre qui n’a pas encore exorcisé ses plaies.
Une enfance, il n’en a pas eu. Entouré d’adultes, aussi lâches que courageux, il ne dépareille pas dans cet univers apocalyptique qu’Andrei Tarkovski prend le temps d'accroître sa dimension. Son quotidien est la guerre, le destin de ces hommes morts au front et de ses femmes perdant la vie par lâcheté de l’ignominie humaine. Par ses camarades ou ses supérieurs hiérarchiques, il est considéré comme un gosse mais ce n’est qu’un mirage. Ils se servent de lui comme de la pure chair à canon. Sans que personne ne prête attention aux divagations d’Ivan : il se murmure la folie, comme une tempête sous un crâne.
Dans la mémoire d’Ivan : les visages de sa sœur et de sa mère installent leur contour, et sous le choc du chaos, prennent la forme de deux anges qui s’échappent de l’obscurité. Ces réminiscences, ces souvenirs sont aussi bienfaiteurs que délétères pour son ôte : l’illusion d’un passé joyeux qui s’efface dans la réalité d’un présent sans futur. Dans ce conflit armé jusqu’aux dents, Andrei Tarkovski fait un film de guerre : d’une part la démonstration explicite du conflit, sa tension et sa froideur mais aussi et surtout, tout ce qui entoure le déploiement du combat. Et c’est là que le subjectif fait face à l’objectif, que les songes rencontrent la réalité.
Non l’auteur ne jouit jamais d’une apparence spectaculaire dans son accoutrement. Ses effets, la mise en scène : tout est d’une grande humilité et d’une parfaite fluidité. La photographie est somptueuse, et dès son premier coup d’essai, Andrei Tarkovski démontre qu’il est un incroyable portraitiste, un peintre qui magnifie le contour des visages pour forger avec vigueur toute la teneur des expressions.
Mais qui dit temps de guerre, dit environnement hostile. Et afin de parfaire sa construction, Andrei Tarkovski dévoile sa plus grande qualité : celle d’esthète, d’un maitre qui n’a pas son pareil pour hypnotiser son auditoire par la désolation de ses paysages, le désœuvrement de ses plaines sèches de tout espoir.
Prenant alors les allures d’un conte morbide, L’enfance d’Ivan garde une droiture, une rugosité dans l’émotion qui oblige le film, de lui-même, à garder une certaine distance avec son sujet. D’où la frontière assez paradoxale entre émerveillement et distance indifférente. Mais c’est sans compter sur la fin du film, qui offre une magie de mise en scène entre cette dichotomie entre les images qui suinte la mort des captifs sans la montrer et les voix de tortionnaires. Mais pouvait-il en être autrement ?