Voilà peut-être la première fois que je me heurte, chez Herzog, à un contraste aussi fort entre le contenu, passionnant, et la forme, qui me laisse plus circonspect. Clairement, le film n'est pas assez bizarre, ésotérique, hallucinatoire, abstrait, comme pouvait l'être par exemple "Fata Morgana", pour l'appréhender comme une expérience sensorielle. Il m'a manqué ici une passerelle entre le propos qui progressivement s'éclaircit (à la fois à l'échelle du film et à mesure qu'on parcourt l'œuvre de Herzog) et ses modalités d'expression. Une petite clé faisant défaut, une quantité presque dérisoire pour propulser cette (vision de l')histoire de Kaspar Hauser vers d'autres horizons.


Comme le précise Hervé Aubron en introduction du film (chez Potemkine), l'histoire d'un enfant sauvage avait déjà été abordée 4 ans avant par François Truffaut, mais dans des considérations radicalement différentes. Ce qui intéresse Herzog, ce ne sont pas les influences passées du "sauvage" (il n'en avait pour ainsi dire presque pas, son univers se résumant à une cave, de la paille, un jouet, et de la nourriture régulièrement et anonymement amenée) ni comment son humanité va réapparaître au contact de ses semblables. On est beaucoup plus proche ici de l'allégorie de la caverne énoncée par Platon, comme l'un des rêves (la révélation d'un mirage dans le désert du Sahara) de Kaspar Hauser semble l'indiquer. Il y a d'un côté le sensible, et de l'autre l'intelligible, avec entre les deux un monde en proie aux illusions (et illusionnistes), aux manipulations (et manipulateurs), et au mensonges (et menteurs).


Premier film de Herzog où l'action se situe en Allemagne, au XIXe siècle, il y a fort à parier que le regard naïf (au sens neutre du terme, libéré des préjugés et des grilles de lecture) de Werner Hauser questionne également la société moderne dans laquelle, finalement, les rapports de domination et de pouvoir (politiques, mais aussi religieux et intellectuels, avec la parole du "savant" et l'autorité du "responsable") ne sont pas si différents. Et c'est dans une logique d'illustration de ce propos que Herzog a pris ses distances avec la réalité historique du personnage de Kaspar Hauser. Ce serait une erreur, à mon sens, de juger ce film à l'aune d'une quelconque représentativité à cet égard.


Il y a dans la personne de Bruno Schleinstein ("Bruno S.") l'illustration et le vecteur parfaits d'un tel message, tant la personne est personnage, tant il recèle en lui-même ce message. Sous certains aspects, il est à l'image de David Douche qui collait parfaitement à son personnage dans "La Vie de Jésus" de Bruno Dumont. Un authentique inadapté à la société qui est lui-même passé par divers établissements psychiatriques avant de se retrouver dans la peinture et la musique. Qui d'autre que lui pour révéler, à l'écran cette fois-ci, les illusions de la société qui le recueille après tant d'années passées seul, confiné dans une cave ? Herzog a trouvé en lui la cristallisation parfaite de la solitude de l'homme, radicale, inexorable, mélancolique, en rupture totale avec le monde tel que nous le connaissons. Un isolement véhiculé avant tout par le langage, par son absence ou ses différences, rejoignant ainsi des thématiques traitées dans "Le Pays du silence et de l'obscurité" ou "Avenir handicapé", mais sous une autre perspective. En passant par les figures du vagabond, de l'idiot, puis du freaks de foire, Kaspar Hauser est une énième manifestation de l'inadaptation au monde, au-delà des apparences forcément trompeuses. Une nouvelle confrontation entre l'ordinaire et l'extra-ordinaire, entre le ressenti et la connaissance, qui souligne ici la souffrance générée par la découverte d'un monde : on est loin, très loin du bonheur d'autres inadaptés qui découvraient la magie du monde extérieur (par exemple en enlaçant un arbre) dans "Le Pays du silence et de l'obscurité". Ici, les rêves d'ailleurs de Kaspar Hauser, des territoires exotiques, vaporeux, ont un goût particulièrement amer et résonnent tristement comme autant d'idéaux inaccessibles et d'illusions perdues.


(Coffret Herzog 1/4 : ✔)


[Avis brut #74]

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le 26 mars 2016

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Morrinson

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