Critique originellement publiée le 06/05/2015 sur Filmosphere.
A l’heure où la moindre parcelle terrestre semble avoir été photographiée par toute sorte d’appareils numériques et montrée sur Youtube ou exhibée par Google, on ne se rend peut-être plus compte de l’immense valeur de L’Epopée de l’Everest, tout fraichement restauré par le BFI (British Film Institute). Six décades avant que les endroits les plus mystiques du globe soient magnifiées par Godfrey Reggio et Ron Fricke, le documentaire du capitaine John Noel s’embarquait déjà dans une aventure incroyable aux confins d’un monde alors inconnu. Il en résulte un véritable trésor, ces images qui ont le privilège d’avoir été les premières à impressionner sur pellicule des lieux et personnes qu’alors beaucoup n’avaient jamais vus, voire jamais entendu parler, autrement que dans de vagues récits d’exploration. Et c’est également un peu notre privilège de redécouvrir ces images inédites, avant-gardistes, impressionnantes et majestueuses.
Bien que John Noel ne soit pas documentariste pour le cinéma, c’est un familier de l’endroit, obsédé par la région et son légendaire sommet pendant plus d’une dizaine d’années. Et de cette expérience, il s’est formé l’œil à filmer les environs. On se retrouve à être surpris, dès les premiers plans, par l’utilisation du time-lapse qui permet de sublimer comme jamais le relief enseigné au fur et à mesure de la valse des ombres que le ciel projette dessus. Aucun doute justement sur le fait que Godfrey Reggio et Ron Fricke aient vu d’une manière ou d’une autre L’Epopée de l’Everest avant de réaliser KoyaanisqatsI. La magie avec laquelle Noel saisit la chaîne montagneuse est d’autant plus stupéfiante car il s’y concentre avant tout, ne s’étendant pas sur les alpinistes de l’expédition, à contrario justement de Werner Herzog dans Gasherbrum : la montagne lumineuse, qui lui sondait la pulsion de mort des grimpeurs. Et bien que la mort soit présente dans le documentaire et l’expédition qu’il décrit, funeste pour deux de ses alpinistes, elle n’interfère pas dans l’objectif de grandeur du réalisateur, voire même donne un éventuel sens onirique de la tragédie à certaines images, que certains filtres de couleur magnifiquement surréalistes viennent renforcer.
Outre les images d’une aventure humaine hors-du-commun dans une région alors peu connue, L’Epopée de l’Everest invite également à la connaissance du peuple Tibétain. Bien que ce chapitre soit concis, il y a une vraie curiosité qui se dégage de l’équipe occidentale, fascinée par la bienveillance de ces gens qui ont élu domicile au bout et en haut du monde. A aucun moment l’on ne ressent une quelconque complaisance d’Européen colonial, ce qui finalement permet de garantir la sincérité intemporelle de l’œuvre. John Noel se sert même de leur culture pour conférer à son film une atmosphère mystique, comme il le souligne dans les cartons, celle d’une lutte quelque peu surnaturelle entre les hommes et l’esprit divin de la colossale montagne, « Chomolungma » comme l’appellent les locaux : « Divine Mère du monde ». Cette exotique fascination de l’explorateur britannique finit par gagner le spectateur, alors que l’on prend conscience de la traversée effectuée.
Et si, en 1924, ces images avaient de quoi estomaquer leur public, elles n’ont aujourd’hui pas perdu leur essence. Parce que ce sont les premières filmées (parfois avec des procédés impressionnants, d’ailleurs, dont un plan réalisé à trois kilomètres de distance, alors un record), elles ont un esprit inimitable et important qui transcende ce qu’elles décrivent. C’est un héritage précieux dans lequel il faut se replonger et comprendre de nouveau la valeur de l’image, trop souvent démystifiée aujourd’hui. Le mot « épopée » dont il est fait mention dans le titre français n’est pas volé, et à travers l’Epopée de l’Everest, la mystérieuse montagne semble avoir encore de beaux secrets à nous dévoiler.
Un mot également sur le DVD édité par UFO Distribution : le master provient d’un scan 4K restauré par le BFI, conservant volontairement un certain nombre d’aspérités techniques pour ne pas rendre l’expérience trop lisse. A noter une nouvelle partition de Simon Fisher Turner assez hétérogène : tantôt assez agréable et imposante, tantôt très automatique, synthétique voire insupportable. Globalement elle semble surtout influencée par Michael Stearns (compositeur de Ron Fricke) notamment dans les passages des habitants Tibétains. Le disque contient également deux petits modules de bonus, compléments modestes mais intéressants d’une part sur les origines du film, et d’autre part sur sa restauration, et le digipack DVD propose en plus un fac-similé de l’affiche originale de 1924 et les notes de production.