"L'Espion qui venait du froid", c'est pour moi le meilleur James Bond. Ou, pour le dire autrement et de manière moins incisive ou ironique ou provocatrice, c'est un des meilleurs films que j'ai vus dans un registre que je n'affectionne pas considérablement, à savoir le film d'espionnage. À toutes les caractéristiques que la saga étalera de 1962 à nos jours (amours frivoles, gloire finale, et beauté des engagements : l'agent secret vu à travers le plus glamour des prismes), et pour encore longtemps, Martin Ritt y oppose toute la noirceur, la désillusion, et l'inéluctabilité de cette histoire au cœur de la Guerre froide.
Dans ce film, l'espionnage se développe avant tout comme la mécanique impitoyable des institutions des différents pays. Il n'y a pas de héros d'un côté ou de l'autre du rideau de fer, il n'y a que de purs calculs stratégiques. Les espions ne sont que des pions dans un système bien huilé, et ils n'agissent que dans l'espace qui leur est délimité, en toute non connaissance de cause. C'est ce que découvrira Richard Burton, envoyé en Allemagne de l'Est par les services britanniques, sous les traits d'un agent à l'alcoolisme prononcé et dont le rapport à la boisson rappelle à certains moments le film de Billy Wilder sur le sujet, "Le Poison" (The Lost Weekend).
La mise en scène extrêmement sombre (et sobre) de Martin Ritt est là pour appuyer ce jeu de dupes et la logique inexorable des calculs basés sur des vies humaines. Le noir est blanc très contrasté écrase encore un peu plus les âmes en peine dans leur exiguïté, elles sont constamment enfermées, prises au(x) piège(s) des machinations froides de leurs supérieurs autant que ceux de l'autre camp. Les espions sont eux aussi des pions, prisonniers sur tous les plans, politique, amoureux, et existentiel. Les cocktails chics du type vodka-martini paraissent tellement loin...
[AB #137]