Alec Leamas, l'anti Bond
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Un titre on ne peut plus typé, un acteur en vogue, un auteur star, un milieu formaté au possible : rien ne semble très stimulant dans ce projet, si ce n’est Martin Ritt, qui sait souvent s’emparer d’un sujet pour y faire sourdre un regard plus désenchanté.
C’est exactement ce qui se passe ici : toute l’intrigue, retorse et complexe, se concentre autour du protagoniste campé par Burton, et qui commence par un échec, celui d’un transfuge abattu dans le dos alors qu’il tentait de passer le mur à check point Charlie. Cynique, porté sur la bouteille, mais amoureux et désireux, tout de même, de servir son pays sur le terrain, son personnage oscille entre le rôle qu’il joue pour sa mission et les rares sentiments qu’ils s’autorisent – ou plutôt, qui s’imposent à lui.
Au cœur d’un guerre froide opaque, rien n’est fait pour clarifier la situation : chaque dialogue, chaque rencontre est mise sous le sceau de la suspicion, et à menteur, menteur et demi. Le spectateur se trouve ainsi dans une situation qu’il croit au départ confortable, avant de se laisser lui-même envahir par le doute, et de s’enliser dans ces méandres.
La mise en scène, sobre et efficace, épouse à merveille cette ambiance poisseuse : contrastes excessifs, caméra fluide et circulaire qui embobine les interlocuteurs, agrémentées de quelques effets assez graphiques, comme cette déploiement d’une passerelle d’avion longuement filmée en contre plongée.
Le récit se construit sur une mystification, durant laquelle le personnage de Burton est censé donner des indices à l’ennemi pour qu’il exécute de lui-même un des siens pour trahison. En découle des entretiens retors, dans lesquels le non-dit est de loin le plus important. L’insistance par les gros plans sur le visage de Leamas, en proie à une intense réflexion, a la peur ou la satisfaction sans que rien ne puisse paraître occasionne de puissants portraits.
Mais au-delà de ce jeu de dupe à multiples fond, c’est la tonalité générale qui frappe. On est loin du plaisir divertissement des twists à répétition : chaque tromperie est un clou planté dans la possibilité donnée aux individus d’être dotés d’un libre arbitre, et fait d’eux des pions effarés ou désabusés. Les échanges abordent certaines des questions idéologiques de l’époque, entre Dieu et Marx, notamment, mais le désenchantement l’emporte : « I reserve the right ton be ignorant. That’s the western way of life », commence par affirmer Leamas par provocation, avant qu’on ne se rende compte qu’il s’agit là d’une vérité bien plus forte qu’il ne le soupçonne lui-même.
L’espion qui venait du froid met ainsi au jour, par un autre angle, le système qu’a souvent dénoncé Martin Ritt : celui de dirigeants déconnectés des réalités, déshumanisant leurs fourmis ouvrières, faisant de la société une machine froide dont la bonne marche est la seule finalité, au détriment de toute valeur.
Le très beau final, aussi sobre que pathétique, résume admirablement ce constat, et porte le film d’espionnage à une dimension qu’on ne lui connait que très rarement.
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le 1 août 2017
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