Adaptation du livre éponyme de Robert Linhart (paru en 1978), L’Établi réalisé par Mathias Gokalp (coscénariste avec Nadine Lamari et Marcia Romano), constitue une sorte de témoignage de l'expérience de l'écrivain lors de la période juste après mai 1968. Les dix années de recul permettent une vraie réflexion sur tout ce qui s’est passé


La phrase d’accroche sur l’affiche résume parfaitement la situation « Infiltré, il prépare la révolution ». Le film commence par un panneau explicatif indiquant que, juste après mai 1968, un certain nombre (plusieurs centaines) de personnes convaincues du bien-fondé de leur action, se sont fait embaucher dans des usines pour tirer parti des impressions laissées par le mouvement de mai 68. Robert est donc un intellectuel (agrégé de de philosophie, normalien) aux convictions ancrées très à gauche. Avec tout ce qu’il a observé pendant cet historique mois de mai 1968, il a acquis la conviction que les esprits sont mûrs pour la révolution. Il décide donc de battre le fer tant qu’il est encore chaud. Renonçant à son poste d’enseignant en fac, il se fait embaucher dans l’usine Citroën de Choisy en région parisienne en laissant croire qu’il ne dispose que du certificat d’études (avec une explication très plausible pour justifier ses mains non abimées). Il intègre la chaine de montage de la 2CV.


Le film


Il nous montre l’intégration de Robert (Swann Arlaud) dans cette usine, aussi bien parmi les ouvriers que dans son travail. On entre rapidement dans le vif du sujet et Robert entre naturellement dans son personnage en affrontant les multiples difficultés qui se présentent. Le travail est difficile, épuisant physiquement et moralement (il faut tenir la cadence, sur le long terme) et Robert ne perd jamais son objectif de vue : convaincre ses collègues qu’ils peuvent améliorer leur condition par des revendications. D’abord discret, les circonstances lui permettent de faire la connaissance des uns et des autres. Il aura rapidement l’occasion d’avancer (timidement), une première revendication : que l’usine fournisse une paire de gants de protection à tout un chacun. En effet, n’ayant pas tenu le rythme dans la chaine principale, Robert se trouve vite affecté sur un poste en marge de la chaine : inspecter les portières arrivant de la production, pour sélectionner celles qui ne présentent aucun défaut et les placer sur un autre support. Ces manutentions d’objets lourds et métalliques lui valent de nombreuses coupures aux mains, qu’il protège comme il peut par des bandelettes, ce qui lui vaut le surnom de « La Momie ». Son côté revendicatif lui permet de rencontrer les personnes dans le même état d’esprit et notamment Klatzman (Olivier Gourmet), prêtre-ouvrier et délégué CGT, ce qui lui permet de mieux évaluer le rapport de forces du moment entre la direction et les ouvriers. Dans les esprits, mai 68 appartient désormais au passé et, en gros, tout reste à faire. Mais un début d’organisation permet de monter un petit groupe décidé à faire bouger tout cela. Et puis, Robert qui maîtrise le français, aide un collègue dans des démarches administratives, etc. C’est alors que la direction (représentée par le seul Junot : Denis Podalydès) décide de frapper un grand coup. Un beau matin, les ouvriers trouvent une affiche placardée sur un mur dans l’usine. Le texte indique qu’à partir d’une certaine date et pendant plusieurs semaines, la journée de travail s’arrêtera à 17h45 au lieu de 17h, pour compenser les heures perdues pendant le mois de mai 1968. Concrètement, on ne sait pas comment les choses se sont passées dans l’usine à cette période. Mais, Robert et « son » groupe sont atterrés par cette façon de passer outre les accords de Grenelle. Ils rappellent qu’en France, la grève est un droit. Ce que demande la direction est de travailler 45 minutes par jour gratuitement ! Voilà quelque chose d’inadmissible qui peut justifier une grève et tout ce que Robert prépare depuis longtemps.


Une histoire vraie


Même si on peut imaginer que certains détails soient un peu arrangés pour le cinéma, L’établi (et son astucieux titre à double sens), montre l’essentiel en faisant sentir la dure condition des ouvriers que la direction considère comme des exécutants corvéables à merci, une sorte d’esclavage. Ce que le film montre mais sans parvenir jusqu’au côté insupportable, c’est l’aspect répétitif de certaines tâches qui va jusqu’à l’abrutissement de la personne. Pour cela, il aurait fallu allonger la durée du film qui serait devenu tout autre, moins rythmé par les relations qui s’y tissent. Reste à évaluer la façon dont on voit la progression des revendications, puis de la proportion de grévistes. Là encore, tout cela est convainquant, avec de petits progrès au début, jusqu’au moment où on sent que suffisamment de monde débraye pour que le mouvement évolue vers une vraie grève paralysante, malgré les pressions exercées par la direction qui ne manque pas de moyens et d’idées. On voit quand même que ce mouvement s’essouffle assez rapidement, ce qui amène bien des questions, dont quelques-unes fondamentales.


La grève est-il le seul moyen de démarrer une révolution ?


L’Histoire incite à la prudence. La grève est un moyen de manifester du mécontentement. Sans chercher la révolution, elle peut permettre des avancées. On voit dans le film que la CGT de l’époque louvoie pour progresser, sans imaginer une seconde que la révolution puisse démarrer sur le site de Choisy. Il faut dire qu’inciter à la grève des personnes qui ne touchent que de maigres salaires se révèle fort délicat. Concrètement, il faut vraiment un élément déclencheur, la goutte d’eau qui fait déborder le vase et fait le lien entre les intérêts individuels. Quand les forces physiques vont dans le même sens que celles de l’intellect, tout devient possible.


Une révolution, oui mais pourquoi ?


Une révolution est un moyen radical pour changer de système sans phase de transition. Celles et ceux qui la souhaitent n’en peuvent plus. Mais, lors d’une révolution, les événements peuvent s’emballer et la situation devenir incontrôlable, alors la question du ou des buts ne se pose plus de manière précise. Un ras-le-bol se manifeste et il peut devenir plus ou moins violent. L’objectif est généralement avant tout de détruire les bases du système en place. Pour un révolutionnaire comme Robert, la question qui se pose est à mon avis de savoir si une révolution peut aboutir à quelque chose de positif et durable. En effet, si 1789 a vu l’abolition des privilèges, deux siècles plus tard la société française a évolué et comporte d’autres privilégiés. Philosophiquement parlant, on peut se demander si une révolution n’est pas un simple soubresaut de l’Histoire, celle-ci les enchainant naturellement.


Y a-t-il une recette pour enclencher une révolution ?


Si une telle recette existait, cela se saurait. Certains facteurs peuvent évidemment favoriser son émergence, ce qu’un intellectuel comme Robert sait parfaitement, d’où son engagement en forme de pari, car il accepte de donner de sa personne et de son temps.


Qu’est-ce qui fait craquer Robert, finalement ?


Reste la façon dont tout cela se termine, parce qu’il faut bien une fin. Comme un proche le lui dit au début « Mais après, toi tu retrouveras ta place de prof. Et eux ? » Ce que Robert craint par-dessus tout, c’est d’être considéré comme un menteur. En fait, et même s’il le fait pour la « bonne cause », il agit bel et bien en manipulateur. Quand l’information se diffuse, elle ne fait que s’ajouter à la fatigue (physique et mentale)…


Avec le recul


Et puis cette voiture, la 2CV, longtemps considérée par beaucoup comme l’instrument de leur liberté… Oui mais à quel prix ? Robert sait, mais que dira-t-il à sa fille le jour où elle aura les moyens et l’envie d’en avoir une (entre autres parce qu’elle aura pu faire des études) ? Renvoyé face à ses contradictions, le philosophe risque un constat amer. Alors, si ce film ne présente aucun aspect révolutionnaire ( ! ) dans sa forme, il compense très largement par la force de son sujet porté par toute une équipe et par les réflexions qu’il entraine.


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le 18 avr. 2023

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