Tout simplement subjugant ! Ce n’est rien de moins qu’en état de grâce qu’on découvre L’étrange vice de Madame Wardh, qui s'il reprend incontestablement l’esthétique du giallo ainsi que ses ingrédients (le tueur au rasoir), se sert avant tout de l’ambiance pour se focaliser sur sa protagoniste principale. Et quelle protagoniste ! C’est de ce genre de film que naissent les projets giallo psychologiques, à l’image d’Amer ! Le film embrasse à fond ses sentiments contrastés, sa constante hésitation et la résurgence de pulsions inavouables scandaleusement assouvies au cours d’une relation de soumission totale avec le tyrannique Jean, dont les pulsions violentes ont donné aux ébats le goût métallique du sang, que la langue de Julie n’a depuis jamais totalement oublié. Après des années de fuite et son mariage avec un homme dont la platitude a été prise pour de la sécurité, Julie recroise son ancien amant au cours d’une soirée. Très vite, il s’immisce dans sa nouvelle vie, prêt à reprendre leurs anciennes habitudes, quel qu’en soit le prix. Tiraillée par ses désirs obscurs, aliénée par l’ennui sécuritaire du mari et l’appétit aiguisé de l’amant, Julie se trouve complètement tiraillée, guère rassurée par son amie libertine. Se remémorant le passé (les séquences de viol et du verre pillé sont époustouflantes de beauté perverse), elle ne sait tout simplement plus que choisir (comme le dit l’une des lettres de Jean, « ton vice est une chambre fermée de l’intérieur dont moi seul ai la clef. »). Surgit alors George, l’étalon italien, beau gosse sur de lui et prompt à séduire la belle Julie. Trois hommes. Julie ne sait plus. Succomber pour quoi ? Pourquoi ? Qu’attend-t-elle ? Le film embrasse à corps perdu les égarements de Julie, captant avec une acuité brillante le moindre de ses changements, la moindre hésitation, et fréquemment ces instants d’abandon, où l’assouvissement prend enfin un visage satisfaisant.
L’étrange vice de Madame Wardh est passionnant, comme ont pu l’être des personnages féminins aussi hauts en couleur qu’Anna dans Possession, ou la bien-nommée Julia dans Hellraiser. Ou, si on veut, une version light de l'obsédante Dorothy Vallens de Blue Velvet (mais sans la touche Lynch). Insondable, éblouissante, elle est bel et bien au centre de toutes les attentions, de toutes natures. La narration prend le parti intelligent de laisser la classique histoire de tueur au second plan (les scènes de meurtre n’auront rien de la fièvre maladive des souvenirs de Julie), laissant le spectateur fantasmer sur cette subtile ambiance, l’icône du tueur fétichiste s’accordant si bien aux pulsions de soumission de notre héroïne. La première heure du film frôle l’excellence. Elle commet la faute de goût de diluer le soufre de son portrait de femme (des digressions pas toujours utiles, l’agaçante amie blonde), mais le postulat de laisser de côté l’enquête sur le tueur pour se focaliser sur la psyché de Julie change tellement la donne qu’on ferme volontiers les yeux. Surtout avec des personnages tous magnifiquement développés (Neil en homme de bien absent et sans la moindre singularité, Jean en sadique raffiné (dont la passion est d’élever des animaux en cage) et notre étalon italien viril à en faire pâlir le Delon de la grande époque), qui venaient gonfler un récit de désirs féminins d’une densité rare. Puis les conclusions hâtives s’enchaînent, jusqu’à un hypothétique dénouement dont l’arrivée d’un nouvel élément perturbateur relance l’intrigue d’une demi heure. L’élément en question aurait pu être une manifestation virtuose hallucinatoire d’un désir insatiable sur le retour. Ce n’est hélas pas le cas, et, comble de désespoir pour votre chroniqueur, l’ambiance retombe alors comme un soufflé.
Devenant un giallo nettement plus banal dont l’identité du coupable doit encore être déterminée, L’étrange vice de Madame Wardh se met alors à tout expliquer, à montrer de nouveaux liens entre certains protagonistes et à complètement chambouler le terrain de jeu. Le désir, les pulsions, l’excitation co-existant avec le dégoût… Tout cela est évacué au profit d’une intrigue policière standard, certes bien jouée et dotée de solides rebondissements (en recyclant notamment le contexte du tueur au rasoir de la première dont on comprenait mal l’utilité). Oui, cette dernière demi-heure fonctionne et revient à l’état d’esprit primaire du giallo, à savoir l’enquête policière et la fameuse découverte de l’identité du tueur masqué. Mais ce retour sacrifie tellement le sel et l’ambiance de ce qu’était vraiment l’Etrange vice qu’il semble difficile de contenir sa déception, surtout devant un final un poil moralisateur, et surtout complètement irrespectueux de sa protagoniste principale, la transformant en simple rescapée insipide dont les petits malheurs sont maintenant derrière elle. Vraiment dommage de voir un tel état d’esprit renié, surtout après d’aussi subtiles obsessions et des visions aussi acérées. Une sensibilité assez inattendue, tout à fait appropriée et transcendant largement la facture parfois trop classique de cet honnête projet, hélas terni par une fin très classique dans le ton qui annihile tous nos espoirs (les clichés du giallo employés par le scénariste n'en devenant que plus évidents). L’étrange vice de madame Wardh est un film qui finit après 1h04, tenez vous le pour dit.