Revenir au texte pour déjouer les mythes
Nous sommes en 1964. C'est l'époque où les cinéastes italiens se lancent dans de vastes projets, faisant du cinéma un art de haute volée, à la puissance décuplée. Pasolini, qui a l'époque vient d'achever sa "trilogie romaine" (ses trois premiers films, d'un réalisme implacable sur des sujets prosaïques, à l'instar d'un Antonioni) et il entre dans la haute fournaise intellectuelle de son époque avec L'Evangile selon saint Matthieu.
L'histoire est simple : le film reprend, à la virgule près, l'Evangile telle que présente dans la Bible. Pasolini ne se permet aucune interprétation, aucun rajout personnel, aucune tentative contestable ; sur le plan du texte, le film est inattaquable. Et c'est la même chose du point de vue de la mise en scène : rien d'ajouté, rien de trop, rien qui pourrait porter à polémique. (Pourtant, Pasolini n'aurait pas été l'homme à fuir les polémiques, tellement qu'il finira assassiné par quelqu'un qui n'aimait pas ses films ; mais celui-ci est réellement à part dans son oeuvre.)
Si l'on devait trouver un mot pour caractériser le film, ce serait le dépouillement. En noir et blanc alors qu'il aurait pu utiliser la couleur, sans le moindre effet spécial, avec un jeu d'acteur totalement neutre, le film tend vers un réalisme des plus prenants. D'ailleurs, Pasolini, qui voulait d'abord tourner en Israël, a fini par abandonner le projet parce que le pays lui semblait trop moderne. Il a donc filmé dans le sud de l'Italie, encore très pauvre, devant des paysages vides, autour de maisons délabrés bien loin de la mythification de Jérusalem, bien plus proche de la réalité telle qu'elle pouvait exister à l'époque.
Le film est donc d'une fidélité implacable, à la fois au texte, et à l'histoire. Toutes les interprétations qu'on pourrait en faire, notamment sur le jeu des acteurs, ne seraient que des projections du spectateur, qui arrive avec sa propre culture, sa propre interprétation, son propre rapport à la chrétienté. Mais ces interprétations sont évidemment les bienvenues, car c'est le but du film, comme du livre, de permettre à chacun son interprétation personnelle. Le champ des possibles restent entièrement ouvert. On rêve, après chaque nouvelle mise en images de livre, d'une telle neutralité du réalisateur.
On me dira que, ainsi, quel est l'intérêt du film, s'il ne prend pas parti, s'il n'impose pas sa propre idée ? C'est de montrer la réalité nue, de laisser la place au spectateur, à sa réflexion (théorie du retournement vers le spectateur qui anime l'art contemporain depuis les années 60) ; c'est de déconstruire les mythes pour revenir au texte lui-même, à sa puissance première, puissance littéraire et évocatrice pour les uns, spirituelle pour les autres, peu importe ; c'est de montrer que l'art ouvre des portes, mais ne les fait pas franchir ; c'est de rechercher la vérité plutôt que le faste de la beauté. En ce dernier sens, comment Pasolini pourrait être plus fidèle au texte ?