Ernst Lubitsch est connu pour ses comédies subtiles et irrésistibles, aux dialogues truculents, mais ce qu’on oublie souvent, c’est qu’avant d’être un maître du cinéma parlant, Lubitsch fut un maître du muet et cet Eventail de Lady Windermere en est un exemple frappant.


En 1925, Lubitsch entreprit d’adapter la première comédie d’Oscar Wilde, ce qui n’était pas une mince affaire, car celle-ci était très dialoguée, avec moult jeux de mots et traits d’esprit. Ce qu’en fait Lubitsch, en utilisant très peu d’intertitres, est tout à fait remarquable et illustre bien ce qu’est le cinéma (et tout particulièrement le muet) par rapport au théâtre.

Première séquence :
Lady Windermere doit placer ses invités pour un dîner(intertitre). On la voit d’abord en plan large, puis en plan rapproché, en train de dresser son plan de table, avec des petites cartes. Elle pense d’abord placer Lord Darlington à coté d’elle (on la voit réfléchir, puis plan du plan de table) pour se raviser en souriant : elle estime que c’est trop osé et enlève le carton de Lord Darlington.
Un domestique annonce Lord Darlington, qui entre, sûr de lui, regard intense en direction de Lady Windermere et sourire charmeur.

Insert sur les mains des deux protagonistes qui se touchent. On l’aura compris, pas besoin de paroles, Lord Darlington en pince pour Lady Windermere.

Mais celle-ci, si elle n’est pas insensible aux avances de Darlington, n’en est pas moins une femme vertueuse et fidèle à son mari.
Darlington tente un baise main, que Lady Windermere refuse. Mais il lui baise la main par surprise, alors qu’elle regarde ailleurs, en se baissant; elle le désapprouve mollement.
Plus tard, il va s’asseoir sur un sofa et lui dit (carton) j’ai une nouvelle a vous annoncer .

Elle le rejoint (plan rapproché).

Lui : je vous aime (carton).

Elle : pas de réponse, l'air gêné.

Plan large, dans décor démesuré, Darlington se lève et va s’asseoir dans un fauteuil à l’autre bout de la pièce, l’air pensif, baissant la tête. Il est en train de vivre un grand moment de solitude.

Lady Windermere ne le regarde pas, elle aussi regarde à terre, à l’autre bout de la pièce.

Et la suite sera du même ordre. Pas de mouvements de caméra, que des plans fixes, mais Lubitsch joue admirablement sur les compositions de cadres, les mouvements dans le champ, l’importance des hors-champs, les jeux de regards, les sourires, les expressions du visage des comédiens, l’échelle des plans (larges ou serrés), les décadrages, tout y est pour démontrer ce qu’est le cinéma muet.

Même les décors sont signifiants. Les intérieurs sont surdimensionnés avec une hauteur de plafond démesurée et les portes mesurent 5 mètres de haut, pour signifier l’opulence de leurs occupants, mais aussi qu’eux-mêmes ne sont pas à la hauteur, paraissant tout petit, comme l’étroitesse de leur esprit.

Parce qu’en plus d’être une comédie, un vaudeville, L’éventail de Lady Windermere est également une critique acerbe de la haute société victorienne, bâtie sur le mensonge et l’hypocrisie, où seules les apparences comptent.
Les scènes "en société", comme celle du champ de courses, ou la réception d’anniversaire sont exceptionnelles de virtuosité, tout comme le jeu d’apparences dans le jardin. En fait, plus que dans ses films parlants, Lubitsch fait preuve ici, d’une inventivité formelle que je ne lui connaissais pas.
Le plan où Lady Erlynne quitte le champ de courses, en traversant le plan, avec au dessus d’elle un doigt lui indiquant la sortie, puis Lord Augustus la rattrapant et au fur et à mesure qu’il la rattrape, une obturation au noir du plan, jusqu’à ce qu’il la rejoigne, pour finir en fondu au noir, est très spectaculaire et édifiant pour signifier qu’elle est au banc de la haute société, mais que Lord Augustus pourrait bien l’aider à s’y introduire à nouveau.


De même, comme il ne peut pas faire parler ses personnages, Lubitsch fait parler ses objets. Outre les costumes, qui sont extrêmement soignés et apportent une authenticité à ce portrait de l’aristocratie victorienne de Londres, certains objets "parlent", comme le fameux éventail, cadeau d’anniversaire de Lord Windermere à sa femme, avec lequel celle-ci menace de frapper celle qu’elle croit être sa rivale, qui passe de mains en mains pendant la soirée d’anniversaire, pour se retrouver en un lieu compromettant pour sa propriétaire,

qui forcera sa mère à se sacrifier pour sauver l’honneur de sa fille et pour que celle-ci ne répète pas l’erreur qu’elle a elle-même faite dans sa jeunesse.

Il faut également souligner l’importance des non-dits. Si les mots blessent (comme les cancans envers Lady Erlynne), les non dits préservent les apparences. Lord Windermere ne sait pas que son ami Darlington courtise sa femme, mais il sait, contrairement à eux, que Lady Erlynne est la mère de sa femme, d’où une série de quiproquos propres au vaudeville.
Mais, la pièce de Wilde et le film de Lubitsch dépassent le simple vaudeville et même la critique sociale, pour atteindre le drame antique, grâce au personnage de Lady Erlynne et un final que je ne dévoilerai pas.

Lubitsch, contrairement à Wilde a centré son intrigue sur le personnage de Lady Erlynne, en en faisant une femme qui agit plus par désespoir que par intérêt. Elle se montre à la fois vulnérable et très forte, intelligente et manipulatrice, mais aussi spirituelle et imprégnée d’amour maternel.
Ainsi, Lubitsch montre une fois encore, à quel point il fut un féministe de la première heure.


Les comédiens sont tous remarquables, l’accompagnement musical au piano superbe, les costumes somptueux, les décors parlants, l'histoire drôle, caustique et poignante à la fois. Mais c'est la mise en scène qui impressionne le plus.

J'ai trouvé une vidéo de bonne qualité, en anglais, sur youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=IqQ9YiRUIG0

Roinron
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le 8 juin 2017

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