La séquence d'ouverture, théâtrale, métaphorique nous plaçait derrière l'épaule d'un sombre monarque, dont l'identité demeure inconnue : le film dans son ensemble échoue à maintenir cette présence inquiétante, et à tendre la conscience du spectateur vers cette inconnue de l'anthropologie politique : "qui gouverne ? qui donne le pouvoir ?".

Le film ose quelques réponses : comme dans "La conquête", le rôle des conseillers est mis en lumière ; le film montre bien les frustrations et les espoirs, les audaces et les lâchetés, qui forment le quotidien politique ; il s'aventure même explicitement dans une thèse lorsqu'un énarque quitte la sphère publique pour le groupe Vinci et justifie son pantouflage par le déplacement des centres de pouvoir, minorant le rôle législateur du politique ; il rappelle enfin, par la matérialité du sexe, de l'alcool, de la fatigue, de l'accident, que nous restons et resterons gouvernés par notre propre corps. Le discours intérieur du Ministre lors des funérailles est capital : oui, la politique est le fait d'hommes irréels et connus, qui admirent des hommes réels et inconnus.

Ce conseiller qui fait la biographie du chômeur mutique, de l'inconnu, est la part du diable d'un pouvoir qui sait tout sauf cette vie réelle : et il ne doit pas connaître la vie réelle, sous peine d'avoir le ridicule du Ministre devant la bétonnière. Certes, l'accident le rapproche de cette vie là : il est pris dans le réel comme dans un hors-sujet cependant. Le réel est un no man's land pour le politique. Son monde à lui est fait d'image, d'anticipation, de mots, d'intuitions, d'opinions.

La proximité avec l'animal politique est très réussie : le rythme est bon, ses fragilités bien montrées, ses insuffisances, ses fulgurances, son rôle directeur. La violence des rapports est excellemment décrite : tous ces conseillers sont sur strapontins, et ne possèdent aucun droit sur leur place. Tout est stratégie et donnant-donnant (excellent coup de la nomination comme Conseiller Maître de la Cour des Comptes pour libérer un mandat), sauf le châtiment de l'opprobre du Prince, qui peut tout donner, et tout reprendre. Mais le Prince ne fait lui-même que ce qu'on lui fait.

C'est ce monarque sombre vu dès les premières secondes, qui peut tout donner et tout reprendre, monarque dont le prince est lui-même un subordonné : ce n'est pas l'Etat, qui s'incarne dans le Prince et sa bande (le "PR" dans le film). Ce sombre monarque, dont le film abandonne la saisie, serait plutôt le fait générateur du pouvoir : le geste par lequel un homme donne son concours et sa voix, puis 10, puis 1000, puis des millions. Si la fin du film est géniale, c'est parce qu'elle est la métaphore formelle de la carrière du conseiller et du Prince, comme de ce processus.

L'Etat, ce n'est pas un exercice, réussi ou non ; ce n'est pas la stratégie, l'offense, la lâcheté concrète d'un Ministre obligé de faire une réforme à laquelle il ne croit pas et finalement heureux du fait de ne pas la porter ; ce n'est pas cela, et ce que le film montre n'en est qu'une partie, la plus truculente certes, mais infime, celle qui semble donner momentanément un cap, mais se fera elle-même tout reprendre, ce cap étant soumis aux éléments changeants et éphémères d'une vie réelle que la politique ne fait qu'effleurer.

Mais enfin, le théorème est posé : il en est qui luttent pour la servitude, et finissent par ne plus rien honorer que le contraire de ce qu'ils sont, pris dans ce milieu réduit, artificiel et nécessaire, où les gestes de révolte sont impossibles et la violence un confort. C'est par une illusion sur la vie politique, finalement bénéfique, qu'ils vont à l'erreur et s'accaparent ce monde sordide et absurde, loin de celui où l'on mourrait pour ses idées. Car les hommes sont gouvernés par leur corps, les plaisirs et les peines, la crainte et l'amour propre. Mais les politiques, eux, et c'est le propos du film, ne connaissent de tout cela que les restes, puisqu'ils n'y ont pas droit.
Lrn
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le 8 nov. 2011

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