Au début des années 1920, les futurs réalisateurs de King Kong Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack accompagnés d'une journaliste et ex-espionne Marguerite Harrison sont partis à la rencontre d'un groupe ethnique sud-iranien, les Bakhtiaris. Grande singularité de cette tribu nomade asiatique comptant 50 000 hommes et dix fois plus de bêtes : une transhumance pour le moins éprouvante, s'étalant sur deux mois et des centaines de kilomètres à travers les déserts, les rapides et les montagnes, dans le but de rejoindre les prairies enherbées qui garantiront la survie de leur bétail — et donc leur propre survie, aussi. Grass: A Nation's Battle for Life est le résultat de leur captation de cette longue et périlleuse migration biannuelle, qu'ils ont suivi en 1924 à travers l'empire perse, forgeant accessoirement un des premiers documentaires ethnographiques de l'histoire, aux côtés du fondateur Nanouk l'Esquimau (Flaherty, 1922) et de nombreux documentaires d'exploration de l'époque qui contenaient très souvent une petite partie ethnographique consacrée aux régions traversées, à l'image de peuples tibétains dans L'Épopée de l'Everest (J. B. L. Noel, 1924).
Mais finalement le film le plus proche de L'Exode est probablement Pamir, un documentaire soviétique de Vladimir Erofeyev tourné en 1928 et consacré à l'expédition russe et allemande montée pour aller explorer le massif éponyme alors inexploré. On y retrouve la même sensation de long voyage à travers les paysages magnifiques et dangereux de cette région du Moyen-Orient, avec le déplacement d'un troupeau et d'un peuple jouant sa survie en substitution d'une mission à vocation scientifique et cartographique.
Et le résultat est là : un siècle plus tard, le docu a conservé toute sa part de spectaculaire et de passionnant, à condition de ne pas être hermétique au registre du cinéma muet non-fictionnel bien sûr. Regarder ces dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants avec leurs centaines de milliers de moutons, de chevaux, de chèvres et de chameaux affronter les reliefs de leur grande traversée est franchement impressionnant. Avant d'atteindre les verts pâturages des contrées situées à l'est de la Perse, depuis l'actuelle Ankara en Turquie, il faudra surmonter une quantité folle d'obstacles, hauts cols montagneux, pentes raides et enneigées, le froid des cimes et la chaleur du désert, et la puissance des cours d'eau.
Parmi les séquences les plus marquantes, on retiendra manifestement cette traversée d'un fleuve d'eau glaciaire, le Karoun : on imagine une eau à moins de 5°C, on constate la puissance du courant, et surtout, pour franchir la largeur conséquente du cours d'eau, les Bakhtiaris ont recours à des radeaux dont les flotteurs sont assemblés à partir de peaux de chèvres, cousues et gonflées. Ces images sont franchement stupéfiantes. Puis viendra le temps de franchir les monts enneigés du Zard Kuh à plus de 4000 mètres d'altitude, avec des femmes portant des bêtes, des bêtes portant des hommes, et des éclaireurs ouvrant la voie dans les massifs escarpés couverts de glaciers... pieds nus, armés de pioche. Marche ou crève, plus que jamais. Vingt ans plus tard, dans les années 1940, Cooper souhaita tourner un remake dans une veine davantage fictionnelle : Schoedsack l'arrêta tout net, puisque ce qu'ils avaient filmé n'existait déjà plus, le trek des Bakhtiaris s'effectuant désormais, en partie, à l'aide de camions et de trains. Ce qui rend ces images encore plus précieuses et exceptionnelles.
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