Une romance quelconque, située à la fin du 19ème siècle, de prime abord. Ou presque : la première rupture de ton qui survient au terme de l'idylle amoureuse émergente dans la première partie sera tout aussi surprenante que la seconde, à la toute fin, à la faveur d'une glaciation émotionnelle difficilement prévisible — cette dernière étant tout de même plus forcée. Des ruptures qui s'avèrent très structurantes. Ainsi L'Héritière semblait s'engager sur le sentier tout tracé de la romance sucrée des années 40, éventuellement tendance mélodrame, pour négocier une magnifique et délectable sortie de piste contrôlée lorsqu'il s'agira d'officialiser la relation des deux amants... Le trio de personnages formé par Olivia de Havilland, Montgomery Clift et le père Ralph Richardson fonctionne à merveille dans cette dynamique et ce dès l'introduction : de Havilland dans le rôle de la fille de bonne famille sans signe particulier qui n'a jamais suscité de véritable intérêt chez un homme, le tout jeune Clift (d'une beauté saisissante) dans celui du premier amour, et Richardson très à l'aise dans la peau du patriarche virant de la bienveillance à la tyrannie.
Le raffinement avec lequel Wyler compose ce décor new-yorkais de maison bourgeoise se ressent avant tout dans sa capacité à instiller très progressivement le doute et révéler de manière très insidieuse une atmosphère pesante en crescendo. Derrière l'univocité de façade, la cruauté et les ressentiments sont en réalité en ébullition. Dans ce très beau tableau qui mêlera frustration et vengeance avec adresse, ce sont les intentions longtemps cachées (voire jamais réellement révélées) des personnages qui en constituent les plus belles touches. L'aridité affective d'un père qui se soldera par l'empoisonnement existentiel de sa progéniture, les visées opportunistes d'un prétendant, le mépris soudain d'une fille longtemps privée de sentiments qui étouffait... Le réseau dense d'inimitiés et de ressentiments qui relie les trois êtres forme un maillage dramatique incroyablement captivant.
Toute la réussite d'un tel film tient à ce que les hypothèses concernant le comportement des uns et des autres sont nombreuses et laissent une très grande place à la suggestion. Chaque personnage a des failles, clairement, sans qu'on ne soit en mesure d'en sonder directement la teneur ou la profondeur. Les névroses des uns et les angoisses des autres ne se détoureront que peu à peu, et en partie seulement. On imagine que l'aigreur soudaine du père provient du passé ou d'une sorte d'inconscient protecteur, on hésite à qualifier le jeune amant d'arriviste pendant longtemps, et on peut trouver mille raisons au revirement de la proie qui renie sa passion (quand bien même la continuité psychologique, ne serait-ce que celle-là, en prendrait un coup sévère). Le personnage de Olivia de Havilland, très juste au demeurant si l'on excepte ce sursaut-là, trahie de toutes parts, dont les rêves auront été méticuleusement brisés, renferme quoi qu'il en soit une tristesse infinie.
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