Difficile de parler de ce film. Difficile de mettre des mots sur l'expérience de spectateur que constitue le visionnage de cet objet filmique unique.
L'Homme à la caméra est une expérimentation cinématographique. Un film né d'un projet, d'une théorie, d'un concept. Laissons d'abord la parole à Vertov, le réalisateur, dans un court texte que l'on peut lire au début du film :
"Le film que vous allez voir est un essai de diffusion cinématographique de scènes visuelles :
_ sans recours aux intertitres
_ sans recours à un scénario
_ sans recours au théâtre (le film n'a pas de décor, pas d'acteurs, etc.)
Cette œuvre expérimentale a pour but de créer un langage cinématographique absolu et universel complètement libéré du langage théâtral ou littéraire."
D'emblée, le réalisateur affirme que, selon lui, un film qui raconte une histoire et contient des acteurs jouant des rôles, ce n'est pas du vrai cinéma, c'est du théâtre filmé. Vertov veut faire du véritable cinéma.
Et alors, que serait le "véritable cinéma" si on se réfère à ce film ?
D'abord, un film qui ne cache pas qu'il est un film. On filme un cameraman en train de faire des prises de vue, on filme le montage, on montre même les spectateurs qui s’installe dans la salle pour assister à la représentation. Destruction complète de l'illusion référentielle. Le cinéma n'a pas à se cacher derrière des procédés, à s'enfermer dans des codes.
Un cinéma réduit à deux processus créateurs, finalement : tournage et montage. Les deux actes purement cinématographiques, à l'inverse du scénario, éliminé car trop théâtral ou littéraire, donc pas assez typique du 7ème art.
Mais que l'on ne tombe pas dans une erreur importante : ce n'est pas parce que le film n'a pas de scénario qu'il ne s'y déroule rien. Bien au contraire, L'Homme à la caméra est un film foisonnant, hypnotique. Il raconte la plus grande histoire possible : la vie. La vie dans une grande ville (en l’occurrence, Odessa, si je ne me trompe pas, décidément au centre de la production cinématographique soviétique). Et, derrière un foisonnement apparemment, il y a bien une organisation, un ordre qui régit tout cela. Depuis la ville endormie jusqu'au clou final en passant par les loisirs au bord de la mer ou l'activité frénétique de l'industrie, le film est nettement divisé en parties qui se succèdent, se répondent et se complètent.
Seulement, au lieu de raconter cela avec une narration habituelle, Vertov prend un parti : nous le faire vivre. Avec un mot d'ordre : l'énergie. L'Homme à la caméra est un film sur l'énergie de la vie et sur le mouvement. Une énergie insufflée par les mouvements de caméra, les cadrages (parfois très osés : Vertov nous refait le coup de l'entrée d'un train, mais avec tellement plus de force et de vie !) et surtout le rythme. Le montage, la surimpression d'images, tout est fait pour faire vivre, partager ce foisonnement de vie.
L'Homme à la caméra est une œuvre unique. Et une incroyable expérience de spectateur, toujours aussi puissante 85 ans après son tournage. Toujours aussi novatrice. Un film essentiel dans l'histoire cinématographique.