En 1928, un opérateur sillonne les rues d’une grande ville russe, Odessa. Il filme voitures, vitrines, bars, ateliers, machines, passants, ouvriers, sportifs. Du lever du soleil à la tombée de la nuit, en suivant une logique (direction, nécessité interne et sens) qui contient les éléments d’une journée dans un ordre à peu près respectueux des heures de travail et de loisirs, il donne à voir le réveil, l’habillage, la pause de midi, le labeur à la chaîne, les divertissements, en autant de micro-épiphanies ordonnées sur le mode de la construction poétique. Étreintes, courses paniques de foules dans les boulevards, ruées de locomotives, jeux d'enfants, rentrées d'usines, chirurgie d'urgence, étraves de navires, mariages ou enterrements, salades au marché, dessins d'ingénieurs aux ateliers, fouillis de tramways et piétons sur les avenues, galopade de bétail sortant de l'écurie, toutes les données de l’existence se croisent et se heurtent en un élan irrésistible. Les séquences sont reprises par la monteuse dans sa salle de travail. Des spectateurs s’installent devant un écran de cinéma, des musiciens prennent place dans la fosse, le projecteur lance la première bobine. Avec des décennies d’avance, la mise en abîme indique d’emblée l’ambition du projet et s’impose en apologie du cinématographe comme moyen de reconnaissance et d’appréhension du réel. Une paupière cligne tandis que s’ouvrent des stores, la toilette d’une jeune femme est combinée au nettoyage d’une rue… La caméra fixe la foule dans le celluloïd de la pellicule comme une statue dans son marbre, capte les flux torrentiels de l’agitation urbaine, les fait communiquer en de multiples lignes entrecroisées, recourt aux variations d’échelle les plus folles et aux effets spéciaux les plus novateurs, pratique la métaphore, l’anticipation, le montage associatif, par le biais d’une architecture libre qui s’enivre de vitesse jusqu’au vrombissement d’un final paroxystique. Dziga Vertov — la toupie virevoltante — agence les images de la naissance et de la mort, de l’humain et de la machine au travers de vertigineux procédés stylistiques, tel un transcripteur directement branché sur les synapses de la perception. Pour lui, les spectateurs doivent s’arracher à l’illusion du réalisme cinématographique par un effort d’analyse dialectique. Resté trop longtemps à la remorque de la littérature et du théâtre, le septième art doit désormais secréter son propre langage, briser le processus d’aliénation du récit et emboîter le pas à la vie.


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Fruit de l’évolution des techniques modernes, la caméra n’est pas un simple outil parmi d’autres mais le médiateur par excellence entre la réalité et l’homme. C’est un véritable sur-œil, disposant du pouvoir surnaturel de faire voir les choses et les êtres de l’intérieur, de dépasser les bornes étroites de la vision subjective pour atteindre l’objet visé lui-même. Cette hyperlucidité n’agit cependant que si elle s’accompagne de l’attention entière de celui qui manie l’objectif, une attention qui s’éduque, se cultive, s’entretient, contre l’habitude qui tend à l’émousser. Adopter un tel point de vue n’est pas spontané, à moins de considérer que la spontanéité est ce qui se travaille le plus. Le caméraman selon Vertov n’est pas un voyeur, c’est un prolétaire apportant sa part à la production socialiste, au même titre que les couturières, les téléphonistes, les emballeuses de cigarettes ou les mineurs de charbon. Il reste néanmoins au cinéaste de rejoindre les deux sens du rapport, de l’homme à la caméra, en tant qu’il en est l’inventeur, de la caméra à l’homme, en tant qu’elle transforme sa puissance de saisie sur le monde. Ce problème majeur, le film le résout en développant une réflexion à la fois théorique et pratique sur lui-même. Se livrer à l’analyse formelle est devenu le projet et le discours le plus évident sur L’Homme à la Caméra. C’est aussi ce que l’histoire critique en a retenu, le considérant avant tout comme comme un parangon d’art autotélique — du cinéma qui expose de façon avant-gardiste ce que le cinéma peut ou pourrait faire. En témoigne la première image où, telle Minerve sortant armée du cerveau de Jupiter, le propre frère de Dziga, Mikhaïl Kaufman, surgit et plante sa caméra sur le sommet d’une autre gigantesque caméra braquée sur le spectateur : Vertov est "celui qui filme celui qui filme". Circuit et court-circuit se cognent dans une même boucle sans fin : le regard saute d’un œil à l’autre, de l’objectif à son double. Ce plan composite en cache/contre-cache, sorte d’accouchement par parthénogénèse, est-il une affiche pour le kino-glaz ? Un collage à la Rodtchenko ? Ou encore le blason de l’autoréférence cinématographique qui, de Buster Keaton (Sherlock Junior) à Orson Welles (Vérités et Mensonges), de Chantons sous la Pluie à La Rose Pourpre du Caire, n’en finit pas d’explorer les labyrinthes en miroirs de l’image dans l’image ? La vogue des analyses marxistes et structuralistes, au tournant des années 1960-1970, n’a pas vraiment modifié cette approche. La mythification du film par les tenants d’un formalisme expérimental et par ceux d’un radicalisme militant n’a guère favorisé son abord, le replaçant dans la perspective du contexte dont elle est issue, un contexte parisien nourri de maoïsme et de psychanalyse, une époque surtout où le clip n’existait pas, où MTV n’avait pas encore émis la moindre image. La seule postérité légitimement trouvée à Vertov est donc celle de l’underground. Or les constructivistes assuraient que les dispositifs défamiliarisants d’hier allaient former les conventions de demain — l’industrie culturelle les a pris au mot.


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Dans L’Homme à la Caméra culmine une conception "mécanique" de l’univers qui s’est graduellement imposée, depuis la Renaissance et Descartes, face au modèle "organique" encore défendu par le romantisme. Tout y fait l’objet d’une double articulation : l’homme est une machine fonctionnelle (adaptée notamment à la gymnastique, à la natation) qui joue son rôle plein dans le concert social, et la maison est une machine à habiter qui ne se révèle être à son tour qu’un piston dans ce grand jeu de rouages qu’est la ville. Un plan intrigant est à cet égard parfaitement significatif : une écrevisse (animal-machine s’il en est, cuirassé et équipé pour la marche arrière), plantée au sommet d’un buisson de ses consœurs, tourne sur elle-même. Le concept de Vertov relève du futurisme. La mégalopole est à l’image d’un corps humain : les rues et les rails sont ses vaisseaux sanguins, le sémaphore de la place centrale est son cœur, les carrefours et les ponts sont ses neurones et ses réseaux nerveux. Pas de centre, des passages. Symphonie de la grande ville, opéra du collectif. Le long de ses larges avenues rectilignes, du haut de ses toits-terrasses, la cité redéfinit le regard. Quatre-vingt dix ans ont passé. Par delà le feu d’artifices visuel, l’image-trace fait plus que jamais son effet. Le film contient certes quelques passages mitraillette où la durée moyenne des plans descend sous les deux secondes et leur interdit d’exercer un effet-miroir, mais ils sont plutôt rares. Dans la saisie de la ville, tout est mis à plat puis orchestré dans un vaste développement. Loin de s’inspirer de structures inscrites dans la nature, Vertov adopte une construction volontaire et autonome en rejoignant le peuple des machines, du nombre et du multiple. Son écriture n’est peut-être pas si éloignée du sérialisme de Schönberg qui liquide la tonalité et la mélodie pour l’atonalité et le dodécaphonisme. Le cinéma ne sait pas encore parler, mais il compose musicalement ses images, insérées dans des sortes de "séries-machines" dont le mouvement répétitif et hypnotique (rotations, circulations, manipulations) constitue le principe élémentaire. Rues, tramways, foules, rouages, mains, yeux, claviers… ces plans qui reviennent sont sans cesse malaxées et redistribuées dans une même pâte obsédante, riche de sa combinatoire, de ses non-dits saisis dans les intervalles, de sa "mathématique supérieure".


Comme tous les films soviétiques de ces années-là, L’Homme à la Caméra passe pour montrer d’abord les masses. Mais il faut se méfier de la doxa. À l’écran, on transite souvent du groupe à l’individu. On peut regarder ces visages et ces corps, ces êtres qui ne sont plus, se demander comment ils ont traversé la Seconde Guerre mondiale ou les années de plomb du stalinisme. Surtout, il y a tout ce quotidien singulier qui surgit à l’improviste. Dans combien de films de cette époque voit-on en gros plan un dos féminin où deux mains attachent délicatement les agrafes d’un soutien-gorge ? Ce vérisme prélevé à l’épiderme des jours pourrait être gênant mais il passe avec harmonie : une douche collective où tout le monde est nu sans façons, un accouchement filmé deux secondes en frontal, des sourires pleins d’une franchise d’enfant, et derrière lesquels on imagine des existences entières. Bien sûr, ces expressions manifestes de la vie n’apportent guère d’informations sur le degré de liberté ou les conditions de travail qui caractérisent l’URSS de 1928. Le brio du découpage peut servir de subterfuge, perpétuant en sous-main la rigidité d’un modèle patriarcal répressif, cependant qu’en surface le foisonnement des artifices formels connote le changement. Dans le champ de l’art, nombre de personnes entretiennent d’ailleurs la croyance selon laquelle une modification dans les règles d’agencement des signes peut finir par provoquer une altération des structures sociales et des habitudes de vie. Dans le champ politique, on appelle cela de la propagande. Pour Vertov, la caméra est bien davantage une orthèse dans la lignée du microscope et du télescope, permettant une révélation d’ordre poétique de la même manière que, selon Proust, À la Recherche du Temps Perdu permet au lecteur de voir en lui-même.


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Totalité de l’espace de la grande ville, des groupes sociaux et des activités humaines, totalité du processus de fabrication du film, totalité des regards "objectifs" : L’Homme à la Caméra vise à l’universalité. On peut entrer dans son montage comme dans très peu d’autres œuvres — quitte à éprouver en retour à quel point l’exigence esthétique impose ses règles à ces assemblages, bien que les éléments ne soient reliés par aucun fil narratif. Le cinéaste refuse en effet tout scénario-histoire, toute théâtralisation bourgeoise, tout intertitre. Pour autant il ne veut pas atteindre son spectateur sur un plan abstrait mais sur celui du sentiment, en puisant dans son expérience même de quoi achever l’unité mouvante de l’entreprise. En sautant d’un quartier à l’autre, d’une usine à l’autre, d’une passante à l’autre, le mouvement vital du film retarde sans cesse l’instant où sans lui tout s’arrêterait, rendu à l’inertie de la matière étale. Il en est ainsi des êtres vivants, qui se reproduisent autant que faire se peut (ou se veut) avant de cesser d’exister, de manière que la vie passe d’un individu à l’autre. Elle rompt avec l’entropie propre aux systèmes éteints et relance sans cesse sa réorganisation par le biais de la générativité, de la régénération, de l’autoréparation, de l’autoproduction du vivant. En faisant accéder très concrètement à ce phénomène, Vertov invite à passer à un niveau non seulement psychologique, mais ontologique. Le film n’est cependant pleinement achevé que dans la mesure où il est vu par le public auquel il est destiné, comme un livre doit être lu, un tableau contemplé, une sculpture touchée. Or, si la profondeur de ce qui est mis en œuvre émane du réalisateur en tant qu’elle tient à l’affect fondamental de l’artiste, son intensité se caractérise par les changements qui s’opèrent chez le spectateur au cours du visionnage. Le ralenti, l’accéléré, la marche arrière, les images multiples, l’ubiquité, les virages-teintages, les surimpressions, le collage, le contrepoint sonore sont autant de moyens pour décliner toutes les étapes de la vision, selon un principe de géographie créatrice stimulée par la toute puissance du fameux "ciné-œil", et dont le but est d’épouser la moindre saute d’émotion.


Vertov se revendique ici autant magicien que journaliste artistique. La cité soviétique est pour lui un organisme en perpétuelle activité, son tissu urbanistique fait pulser les artères de l’homme électrique de demain, épuré de ses maladresses, aguerri face aux développements et aux mutations technologiques, et dont cette œuvre d’une incroyable modernité constitue la fulgurante célébration. Hétéroclite mais fermement structuré, L’Homme à la Caméra a exercé une influence considérable depuis sa sortie (que l’on songe seulement au Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio). C’est un traité de grammaire cinématographique qui reflète la complexité du vivant, l’appréhende comme moteur et comme progrès, et tente de lui donner une signification. La naïveté n’est pas ici crédulité mais ouverture sur le monde et sur soi. Le cinéaste se rapproche et s’éloigne des choses, scrute les visages qui sont au cœur de son rapport de visée. De celui du jeune qui rit d’avoir été filmé au réveil à celui de la vieille paysanne, en passant par ceux des enfants et des autres à peine aperçus, tous atteignent sans le savoir les yeux du spectateur d’ici et d’ailleurs, d’alors et de maintenant. Cette humanité en mouvement tend à faire jaillir le vitalisme qui bouillonne au plus profond d’elle-même, et la caméra est l’instrument optique qui permet de le percevoir, d’en saisir la frénésie et l’irréductible fécondité. Révolutionnaire sur le plan de la forme et du montage, visionnaire dans le lyrisme avec lequel il dépeint et exalte les aspects les plus domestiques de l’existence, ce film-manifeste à nul autre pareil continue de stupéfier et de transmettre ce dynamisme propre à ce que chacun éprouve en l’oubliant trop souvent : la vie, c’est-à-dire aussi ce qui, à venir, ne saurait se passer de ce qui, révolu, ne cesse d’être présent dans l’épaisseur du temps.


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Thaddeus
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le 20 janv. 2013

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