Après un tel film, on a envie de sauter, pas du toit d'un immeuble, mais sur son clavier, comme Barbara Stanwyck.
Évidemment, Capra est toujours en forme, L'Homme de la rue possède des qualités formelles indéniables : un montage et une mise en scène burlesque souvent fantastiques, des séquences somptueuses sur la fin. C'est bien beau et incroyablement maîtrisé.
Là dessus je ne vais pas vous dire que les films du bon vieux Frank sont trop naïfs ou optimistes pour expliquer ma note tiède, vu que je pense tout le contraire. Ce sont des films parfaitement cyniques et pessimistes. Mettez ça sur le compte de mon point de vue exagérément optimiste et naïf.
Il paraît que les films de Capra "redonnent foi en l'humanité". Je vois ça partout, jusqu'à la nausée. Ah bon, on aurait d'abord dû la perdre ? Sans doute... En tout cas Capra commence par essayer de la décourager, cette fameuse foi en l'humanité. Heureusement c'est assez simple, apparemment, donc il ne se foule pas.
A chaque fois, l'humanité authentique apparaît comme une exception, elle est portée par un seul homme au milieu d'un océan de connerie. Enfin c'est l'humain parfait vu par Capra, donc au final ça sent la moule dans les coins. Même si la "bonté" de ce héros contamine peu à peu les autres, il n'y a au départ rien d'autre que des politiciens véreux, des journalistes cupides, des femmes vénales et un peuple docile.
Les héros capraïens ne sont pas des personnes si exceptionnelles, ce sont même les seules personnes un tant soi peu normales de ses films, les seules dans lesquelles n'importe qui peut se reconnaître. Capra essaie tout le temps de faire croire le contraire : le moindre acte de bonté apparaît comme surnaturel et la cupidité comme une normalité de base.
Ici, John Doe est un citoyen fictif inventé par une journaliste énergique pour garder son travail. La publication des missives de ce Monsieur tout-le-monde servent à faire vendre le journal à ces idiots de lecteurs : ce qui est sensationnel c'est qu'il menace de se suicider, parce qu'il est au chômage et qu'il trouve que tout le monde est pourri (et pas seulement les politiciens, hein).
Peu importe ce que dit "John Doe" dans le fond, les gens ont déjà entendu tout ça au drugstore du coin. Non, c'est le chantage morbide qui est censé rallier la population et qui lui fait acheter des journaux. Si tout se passe comme prévu par Ann Mitchell (la journaliste), l'histoire de John Doe donnera lieu à un feuilleton haletant qui s'achèvera avec la simulation de son saut mortel du toit de l'hôtel de ville. Et tout le monde aura marché, parce que tout le monde est pervers, c'est bien connu.
Vu que la lettre de Doe dénonce vaguement les magouilles, on (y compris le directeur du journal, encore ignorant de la supercherie qu'il a publié) s'empresse de proposer du travail à cet inconnu pour le faire taire. Au lieu de s'occuper des problèmes généraux, on règle le cas particulier en grandes pompes, et apparemment c'est normal. Bon, souvent, chez Capra, les pauvres sont faciles à acheter, et un peu de luxe suffit pour les calmer. On est censé savoir que n'importe qui se laisse corrompre par des cigares, Capra pense qu'on est tous comme ça. (Je pense aussi à une scène dans Mr Deeds, où Deeds, nouvellement millionnaire, semble se souvenir que la pauvreté existe quand un clochard vient l'insulter, et réussit sans problème à se le mettre le pauvre dans la poche en lui offrant un repas, comme un grand seigneur.) Des clochards défraîchis se présentent à l'embauche (oui, cette scène est censée être drôle), mais seul le séduisant John Willoughby (vachement plus glamour que les autres clodos pourris, ce type.) convient pour personnifier John Doe.
Et là, tout le monde marche, tout ce qui porte la signature de Doe se répand comme une traînée de poudre, et la population est prise d'une euphorie exagérée pour le bonhomme. Le nom du personnage est un label qu'on peut remplir de n'importe quel discours, et Ann Mitchell saisit l'occasion pour faire passer à la radio, par la voix de Willoughby, un message consensuel écrit pas son défunt père dans son journal intime, et qui n'a plus aucun rapport avec la contestation intitiale : "aimez votre voisin". Une fureur mystique me saisit devant ce spectacle pitoyable arrosé de chantilly. Ça n'est que le début.
Pendant que Willoughby s'échappe de cette atmosphère oppressante pour retrouver la simplicité du vagabondage, des "clubs John Doe" apparaissent dans toute l'Amérique, et on commence à le reconnaître et à l'acclamer où qu'il aille. C'est censé être comique, les gens sont juste pris pour une masse de cons. Quelqu'un se reconnaît dans ces troupes de fanatiques ?
Ce qui est si dégueulasse c'est qu'après le sirupeux discours radiophonique sur l'amour du voisin, les gens ne se tournent pas vraiment les uns vers les autres, mais seulement vers une image vide que la presse leur a martelé, vers le portrait d'un sauveur de la bonne conscience, vers John Doe. Pour Capra, le peuple n'est à sa place que s'il se rassemble autour de ce genre de figure, la bave aux lèvres.
Le pire c'est cette confusion permanente entre la personnalité et des idées, et la crainte que tout espoir disparaisse avec l'existence de John Doe. Capra veut nous faire croire qu'il ne peut pas y avoir d'action collective sans maître à penser charismatique. Les étranges "clubs John Doe" finissent par devenir un parti politique archi-populiste, sans réel pouvoir subversif. Surtout, ne pas toucher à l'ordre établi, on se rachète juste une conscience en adhérant à ces clubs. Avant l'émission de radio, tous ces gens n'étaient que des égoïstes (forcément, comme nous). Après l'émission ils se vantent à longueur de journée d'être devenus de parfaits hypocrites. Les appeler "clubs John Doe" permet de ne pas les appeler "clubs de l'hypocrisie", CQFD.
Tout va bien, on continue allègrement à faire l'inverse de ce qui est revendiqué. John Doe n'est plus L'Homme de la rue depuis le début, depuis qu'on lui a donné un beau costume et des cigares, depuis que son visage et son nom sont omniprésents à la une des journaux. On sert aux gens un leader et des slogans complètement creux et éculés, et ça devrait suffire pour m'enthousiasmer ?
Personne n'imagine un seul instant que pour être juste et altruiste il n'y a pas besoin de fonder un club.
Et puis comme on est en Amérique, ces inutiles clubs ont besoin d'argent. C'est tellement évident. Pas de chance, ça tombe sur le méchant du film (il en faut un, sinon le spectateur décérébré ne serait pas capable de comprendre l'histoire) : D.B. Norton, un homme riche, diabolique, puissant et corrompu. La boucle est bouclée, c'est le responsable des licenciements dans le journal d'Ann Mitchell... Le pire c'est qu'il veut transformer les clubs en un parti politique, donc soumettre leur puissance (déjà complètement politique) au droit de vote. Oui, au droit de vote. Quelle horreur... Tout ça pour être immédiatement élu par ces ânes de citoyens grâce à la popularité absurde de Doe, et poser ses grosses fesses sur un trône d'argent à la place du gentil héros. Vous vous en doutez, c'est un passage particulièrement fin.
À part ça le mensonge sur l'identité de John Doe est un problème digne d'un torchon à scandale. De façon parfaitement aberrante, ce détail sans intérêt provoque l'ire de la foule, qui n'est bien sûr pas capable de saisir que les idées ne disparaissaient pas avec l'individu charismatique qui les proclame. Si on m'apprend que John Doe est un personnage inventé, je ne vois pas ce que ça peut me foutre : il est apparu en tant que symbole médiatique depuis le début, son existence en chair et en os est accessoire. Non non, Frank n'envisage pas un instant que cette satanée populace peut faire preuve d'intelligence, la masse abrutie restera toujours la masse abrutie, c'est dans sa "nature". Capra veut nous apprendre que les pugilats, ça existe. Grande leçon. D'ailleurs c'est tellement malin d'en faire le ressort principal d'une fiction, outre le fait que c'est aussi con et avilissant que "Saw" et "La Passion du Christ". Merci connard.
Pour rester à la pointe du consensuel Capra utilise les "politiciens" comme repoussoir, ce bon vieux truc. De son côté, par contre, il ne se gêne pas pour brasser un tas de symboles idéologiques énormes. Rien de politique, bien sûr.... Il nous sert la dose habituelle d'idolâtrie patriotique, et évidemment la religion chapeaute les bonnes choses. Mais surtout la politique n'est pas notre affaire, mieux vaut retourner au troupeau.
Et pourtant, c'est sans doute mon Capra préféré parmi ses films poujadistes. C'est difficile à croire mais le héros est moins sadiquement pilonné par le scénario que d'habitude, les méchants sont moins grossièrement dessinés que dans ceux avec Stewart. Tout est relatif, les procédés de diabolisation éhontés s'épanouissent comme d'habitude. Et puis Gary Cooper est assez sympathique, il passe par énormément de registres et son personnage reste un bon bougre, par delà les conneries du script.
Même si sa paranoïa excessive est constamment ridiculisée, le compagnon clochard de Willoughby nuance l'hypocrisie générale. Pendant l'horrible discours radiophonique, les plans sur cet homme qui montre la porte de sortie à son ami sont aussi comiques qu'émouvants, et c'est généralement un miracle (dans un Capra) de voir apparaître son visage incrédule quand le culte de la personnalité va trop loin.
Et puis il y a quelque chose de beau dans cette amitié vite esquissée entre Willoughby, l'ancien joueur de base-ball harmoniciste, et ce "Colonel" vagabond qui sifflote dans un drôle de bout de bois, sous un pont éclairé par un feu de camp, ou dans un wagon de marchandises au clair de lune.