"Chère Mademoiselle Mitchell, j'ai perdu mon travail il y a quatre ans. Et je n'en ai jamais retrouvé. J'en ai d'abord voulu au gouvernement, car c'est la politique véreuse qui engendre le chômage. Mais c'est le monde entier qui s'effondre. En signe de contestation, je vais sauter du toit de la Mairie. Signé, un citoyen américain écœuré : John Doe."
Le scénario de Meet John Doe repose entièrement sur cette lettre de quelques lignes. Ce qui ne devait être qu'une dernière chronique vengeresse, de la part d'une jeune journaliste dépitée d'avoir été remerciée par son patron, va devenir une énorme imposture et un véritable complot politique.
Car la sauce va prendre et la mayonnaise monter : dès la parution de la chronique, tout le monde y croit, tout le monde veut savoir qui est John Doe. John Doe, c'est l'homme de la rue, "une hypothétique personne de profil moyen représentant la société dans laquelle elle vit ". Mais c'est également "une expression employée dans les administrations anglo-saxonnes pour désigner une personne non identifiée : un blessé inconscient ou un mort n'ayant pas de papiers sur lui".
Qu'à cela ne tienne, un casting est organisé. Et la scène vaut le détour. Rétrospectivement, je me demande si Audiard ne s'en est pas inspiré dans Sur mes lèvres, lorsque qu'Emmanuelle Devos cherche auprès de l'ANPE une aide pour la seconder dans son travail : elle recrute un homme, selon des critères physiques très précis. Ann Mitchell, réengagée pour l'occasion, va arrêter son choix sur John Willoughby, un ancien joueur de baseball au chômage pour cause de blessure, sans le sou et plutôt naïf, "un blessé inconscient". Mais "son visage !" s'écrie-t-elle. Elle va le reluquer, tourner autour de lui, l'examiner sous toutes les coutures. Comme je la comprends.
Une belle jeune femme (Barbara Stanwyck), un beau jeune homme (Gary Cooper), on pourrait presque croire que "la vie est belle", comme le dit l'un des personnages du film. Pas tant que ça. Alors que Capra offre à George Bailey un Clarence pour le dissuader du suicide, il va, petit à petit, donner à John Willoughby/Doe une bonne raison de sauter du toit de la Mairie.
John Doe forme avec Ann Mitchell, un véritable duo : il est la marionnette, elle est l'illusionniste ventriloque. John Doe "récite", sans jamais "répéter", tous les mots rédigés par Ann Mitchell, pour fédérer une foule de plus en plus séduite par un discours pavé de bonnes intentions : l'amitié, la solidarité, la fraternité et surtout, la parole. Mais c'est au moment où ce dernier prend conscience du fait qu'il commence à croire à ce qu'il dit, qu'il est prêt à "prendre la parole" à son tour pour dévoiler l'imposture, c'est à ce moment là qu'on la lui ôte, littéralement. Lors de sa dernière prestation publique, les micros seront coupés et cette foule, si prompte à l'aduler, va démontrer qu'elle est toute aussi prompte au lynchage public.
Puisque l'ascension n'était en fait que le début de la chute, le suicide semble être alors la seule solution, pour être enfin entendu.
John Doe y renoncera finalement, par amour, dans une dernière scène magistrale où il ne reste plus rien de l'homme naïf et lisse du début du film. Son visage est ravagé par le doute et le désespoir, presque exsangue. Mais là encore, il reste silencieux. Ann avoue son amour, pas lui. Car John Doe, ce n'est pas non plus Mr Smith. C'est l'homme muet, celui qui n'a pas voix au chapitre.
"Voilà, encore une victoire du cynisme".