Encore une fois, John Ford semble fournir un western classique et il n'en est rien.
Oui nous sommes dans une petite ville de l'ouest sauvage où la civilisation est à peine arrivée, il y a une diligence, elle est attaquée, il y a un saloon et un duel, le grand combat entre les petits éleveurs et les grands ranchs, la question des barbelés dans la prairie.
Tout ça, c'est bien du western, du western de base! (j'utilise l'expression de manière non péjorative).
Au final, "L'homme qui tua Liberty Valance" n'a rien à voir avec ça. Il ne s'agit que du paquet cadeau.
Le cadeau, c'est un éloge à la démocratie et à la république, ce qu'il faut faire pour les défendre le tout enrobé dans un regard réaliste sur la légende.
Ransom Stoddard, sénateur dévoué et renommé d'un âge certain, de retour dans son fief pour l'enterrement d'un vieil ami se souvient :
Jeune avocat idéaliste, il débarque dans l'ouest déjà amoché par une attaque de sa diligence et se trouve confronté à un monde qu'il n'imaginait pas. Un monde où la raison du plus fort est toujours la meilleure, où le fusil parle avant les hommes et où l'individu prime sur la communauté.
Il rencontre, entre autres, Tom Doniphon, un dur à cuire qui a le coeur et l'honneur à la bonne place mais tellement encré dans "l'ouest" qu'il en devient menaçant.
L'autre composante du trio d'importance est bien sur le fameux Liberty Valance du titre, sans foi ni loi, violent sadique et psychopathe patenté, presque un animal (c'est en tout cas la vision du narrateur, qui n'est autre que Stoddard, mais j'y reviendrai).
Ford oppose ces 3 hommes dans un face à face à face magistral.
Stoddard, vulnérable James Stewart (bien que trop vieux pour le rôle à mon avis) est l'homme qui pense, la civilisation, la culture, la parole opposée à l'acte. Il a fait des études, il souhaite éduquer les autres (on a un petit côté "M. Smith au Sénat" avec la scène du cours), établir l'égalité (noirs, naturalisés, blancs etc ...). Il parle haut et fort mais il s'oppose à un monde qui semble ignorer ses méthodes, du moins au début. Il sera le bras, parfois armé, de l'avancée de la démocratie et de l'ordre.
Doniphon, John Wayne impérial et dans son élément, est l'homme qui ne se pose pas de questions. La force est la loi et il fait parti des plus forts. C'est un homme bien mais peu enclin au changement. Il ne s'y oppose cependant pas. Il se laisse porter.
Liberty Valance, interprété par un Lee Marvin habité, qui est tout ce l'ouest a fournit de plus pourri et de plus dégénéré. Il est la loi de l'ouest poussé à son paroxysme et peut être ce qu'il y a de plus noir en l'être humain.
Ford raconte à travers ces hommes et leur impact sur cette bourgade en devenir, la vie des Etats Unis, pays sauvage gagné peu à peu par la civilisation et les lois.
Il n'oublie pas les femmes, qui ont fait l'ouest tout autant que les hommes, avec notamment Vera Miles en jeune femme combative et pleine d'espoir. Elle sera comme un symbole du devenir de la région. Courtisée par Doniphon, à l'ancienne c'est à dire de façon timide et sous entendue puisque de toute façon dans sa tête à lui, elle n'a pas d'autre option puisqu'il l'aime et lui fait la court; elle tombera amoureuse de l'homme moins dominant et qui apporte éducation et paix (petite parenthèse personnelle, j'aurais choisi John Wayne parce que 1) c'est John Wayne et 2) Doniphon est quand même plus intéressant que Stoddard un peu trop premier communiant mais ça n'engage que moi - fin de la parenthèse).
Autre aspect très fort du film, l'opposition entre réalité et légende. La légende de l'ouest avec ses cow-boys et ses indiens, l'arrivée du chemin de fer, le télégraphe, le poney express, Calamity Jane, Buffalo Bill, le goudron et le plumes, Ok Corral, ce rêve américain poignant et j'en passe, tout ce folklore coloré, violent et bigarré, qu'en est-il?
Stoddard a bâti sa réputation, son électorat, son influence sur le fait qu'il est l'homme qui a tué Liberty Valance. Comme Arthur a tiré Excalibur de son rocher, comme Galahad a trouvé le Graal, comme Saint Georges a tué le dragon, il est paré de toute les vertus et même à la fin du film le contrôleur du train lui dit qu'il peut tout avoir car il est "l'homme qui a tué Liberty Valance" alors qu'il ne sait probablement pas qui est Liberty Valance et ce qu'il a fait. Valance est lui aussi devenu une figure de la mythologie, peut être caricaturée aussi.
Et c'est là que le récit fait dans le film trouve un intérêt supplémentaire. Certes Stoddard raconte la vérité et non pas la légende colportée par les journaux, mais il raconte sa vérité. C'est un homme honnête certes, mais le Stoddard des souvenirs n'est-il pas un peu trop naïf? Le Tom Doniphon un peu trop rugueux et stoïque? Liberty Valance trop sauvage?
Toujours est-il qu'au bout du compte, la presse préfèrera la légende à cette version plus proche de la réalité (il est intéressant aussi d'opposer le journal du présent et le journal du passé, fer de lance du combat pour la création de l'état et dont le devoir était de publier la vérité, au péril de sa vie parfois). Mais quelle version choisir?
Qu'il est bon de croire qu'un homme simple, un peu maladroit et apeuré a pu battre et abattre la créature féroce qui terrorisait tout le monde. La légende est moins belle quand un tiers, beaucoup plus aguerri lui a tiré dessus, caché dans l'ombre.
Et pourtant, l'ombre de Doniphon plane sur le film, une ombre bienveillante, celle d'un héros qui n'a pas besoin de l'être.
C'est un film sur les héros méconnus donc, ces hommes qui ont fait l'ouest sans tambours ni trompettes, sans reconnaissance non plus.
En effet tout à long du film, Doniphon apparait comme le garant de la réussite du passage à l'état : il garantie la sécurité de Stoddard aux débats par exemple, à chaque détour de la ville il est entre lui et Valance. On le voit même imposer la présence de Pompey (son employé noir) dans le saloon, prouvant ainsi qu'il a les mêmes valeurs que Stoddard, il ne les porte tout simplement pas en bandoulière.
"La Conquête de l'Ouest", sorti la même année, s'attachera aussi à raconter les petites histoires qui ont fait la grande aventure de l'ouest. Plus image d'Epinal mais tout aussi vrai dans sa sincérité.
Voilà un bien beau film qui émeut et fait réfléchir et qui au lieu de laisser un goût amer, laisse derrière lui odeur de poussière et de poudre étrangement apaisante.