Dans la filmographie de Wes Anderson, l’univers visuel et graphique s’impose d’avantage à chaque opus, quittant le commun du cinéma pour présenter un fragment d’un monde dont il serait l’unique représentant. Tout, dans son cinéma, est pensé pour mettre en place une cohérence, de la police de caractères des intertitres à la photographie, en passant par la bande originale et le cadrage. Les thuriféraires y verront un bienheureux retour du magicien, les esprits chagrins la preuve que le triste sire se transforme en tyran d’un univers clos sur lui-même.
Une réflexion qui alimente justement sa nouvelle expérience en stop motion après le formidable coup d’essai Fantastic Mr. Fox. Apologue dystopique, L’île aux chiens voit un homme de pouvoir vider la ville de la population canine pour y instaurer la suprématie des chats. On aura tôt fait de tisser des parallèles avec l’actualité qui secoue notre planète : réflexion sur les migrants, la différence, la désinformation, le péril de la démocratie, le contexte politique du film prête effectivement à quelques échos, mais n’en constitue pas le véritable cœur pour autant.
Le Japon est avant tout un voyage esthétique et référentiel pour le réalisateur texan : Kurosawa est partout, du visage de Mifune inspirant le maire à la bande originale des Sept Samouraïs en passant par la vision d’un Japon contemporain confronté à la perte de ses valeurs et les couleurs vives qui éclatèrent dans ses derniers films. Esthétiquement, le recours aux étampes permet un ancrage culturel assez splendide, tandis que l’architecture orthonormée des intérieurs nippons (du côté humain) sied évidemment pleinement aux obsessions symétriques du cinéaste, le tout sous les percussions martiales du théâtre kabuki proposées par Alexandre Desplat. La séquence où l’on prépare un menu au poison est ainsi exemplaire de cette osmose entre la méticulosité impeccable de la culture japonaise et la rigueur de la mise en scène.
On aurait évidemment tort de limiter cet univers à un exotisme folklorique. Wes Anderson joue du mélange des genres, notamment dans le rapport à la langue, qui lui fait mélanger l’anglais et le japonais, tout comme, d’ailleurs, il mêlera le stop motion et l’animation 2D dans de larges extraits diffusés sur des écrans en abyme. Le film brandit sans cesse sa mixité et son caractère protéiforme, en adéquation avec le sujet même de son récit.
Car l’étrangeté et la rupture délicate ont toujours fait partie du cinéma d’Anderson. Ainsi de ces décalages dans le ton, des silences ou de la durée de certains plans qui semblent légèrement excéder la norme, de cet humour singulier et de ce rapport à l’apparente inertie des personnages. La mise en scène est toujours aussi perpendiculaire : travellings, zoom un peu brutaux pour resituer une action en évolution à l’intérieur du cadre, permettant de transformer un échange intime en tableau, ou inversement.
Cette obsession de la latéralité nourrit toute la trajectoire du récit : l’aventure est un parcours, qui permet une alternance avec le monde figé des hommes, souvent réunis dans des espaces circulaires ou clos, les salles de meeting ou le cadre d’un téléviseur ; tandis que l’île aux chiens est un voyage initiatique qui voit défiler, à l’image de ce funiculaire initial, les décors et les différents chemins vers une terre primale de la révélation.
Le charme est permanent, et l’osmose entre l’univers graphique et son récit indiscutable : surtout, Anderson parvient à faire de ses chiens de véritables personnages. La voix y est évidemment pour beaucoup, et le plaisir certain à retrouver un casting qui sait s’adapter au calme légèrement distancié exigé par le réalisateur. La fréquence des regards caméra et du groupe plein cadre renforce encore cette présence. Les échanges entre animaux, la manière dont les larmes surgissent génèrent des séquences véritablement émouvantes, en lien avec le réel sujet du film : celui du rapport à l’autre. La question de la domestication, de la fidélité et de la liberté entre les deux figures de Spots et Chief permet une lecture tout à fait pertinente de la complexité du rapport à l’autre, où aimer peut équivaloir à se soumettre, et s’affranchir abandonner celui qu’on aime.
Mais c’est peut-être parce qu’il a abordé des questions aussi subtiles et intéressantes que le récit accuse quelques essoufflements sur la fin. Le groupe des chiens fonctionne si bien, et induit une rythmique si singulière que son pendant humain (le groupe d’étudiants opposants) fait un peu pâle figure, et dilue l’émotion sur le long terme. On a tellement été habitués à une originalité constante chez Wes Anderson qu’on peut être un peu surpris de le voir sacrifier à des ressorts assez conventionnels, à l’image de ces chiens robots, par exemple, ou de cette menace d’un empoisonnement massif avec gros bouton rouge, vus mille fois, et conduisant vers un dénouement un peu abrupt.
Menues réserves ; on n’en oublie pas pour autant les merveilles d’un parcours foisonnant, qui puise sa richesse dans sa capacité à faire coïncider splendeur formelle et discrets silences d’émotions authentiques.
(7.5/10)