- Noir et blanc. L’illusionniste s’ouvre sur une scène de cabaret. Dans son costume violet trop court, le grand Tatischeff joue des manches et du chapeau pour émerveiller un public clairsemé. Le lapin sort du chapeau mais les yeux dans la salle ne brillent plus. Derrière sa maladresse étudiée et sa raideur apparente se cache une dextérité d’horloger. Les foulards fleurissent entres ses doigts alors que les bras des spectateurs restent croisés sur les poitrines. Pourtant l’envie est toujours présente, le désir de vouloir allumer encore une attention, fissurer une certitude, dégoupiller une surprise. Tatischeff devient une illusion, plus assez réelle pour accrocher même un regard.
Sylvain Chomet, en incarnant Jacques Tati dans cet illusionniste échassier, se porte lui-même à l’écran dans une mise en abîme troublante. On devine à travers Tatischeff, et son art de l’illusion qui n’attire plus personne, un Sylvain Chomet qui sait que l’animation traditionnelle va disparaître au profit de celle assistée par ordinateur. Lucide sur cette extinction, Chomet emprunte à Tati son apparence et son scénario pour filmer son chant du cygne. Comme Disney avec La princesse et la grenouille ou Miyasaki avec Le vent se lève, Chomet signe un film testament d'une époque. Il faut s’adapter ou disparaître. Le studio américain a opté pour le premier choix. Quant au maître de l’animation nippone, le studio Ghibli ne devrait pas survivre face au tsunami de productions de synthèse. Tatischeff doit, pour survivre, prostituer son art pour vendre de la lingerie en vitrine, peindre des affiches publicitaires ou nettoyer une Cadillac à l’image de son propriétaire : vulgaire et prétentieuse.
Tatischeff est à la recherche d’une époque révolue, un temps où la magie se révélait dans l’œil du spectateur. Où les enfants se laissaient subjuguer, pas encore vampirisés par une société industrielle soi-disant moderne. En parallèle, Chomet dresse le portrait de ces autres artisans du rêve. Un clown aux yeux éteints mais au sourire toujours dessiné, qui cherche une échappatoire en surnageant dans l’alcool puis dans un nœud... coulant. Un ventriloque solitaire, à la figure malicieuse, dont la marionnette à son image, s’affaisse à table le temps d’un dîner bouleversant, symbole du renoncement. Et que dire de ce trio d’acrobates condamnés à peindre des affiches publicitaires démesurées ventant les mérites d’une cosmétique superficielle. La société ne veut plus d’un art qui n’engendre pas de profit. Le show biz est un taxidermiste qui va empailler ces reliques d’un autre âge.
Dans le sillage de l’artiste vient s’accrocher la petite Alice, jeune fille enjouée issue de la campagne écossaise. L’âme encore pure, vierge de la corruption consumériste, elle est fascinée par les «pouvoirs magiques» du grand Tatischeff. Curieuse, elle va suivre l’illusionniste dans la grande ville et succomber aux sirènes de la modernité. Trop naïve pour comprendre qu’elle précipite Tatischeff vers sa ruine, elle démontre que le pouvoir d’attraction du matérialisme est inexorable.
Sylvain Chomet multiplie les scènes légères, poétiques, à la nostalgie sucrée, comme vecteurs de son propos. Rien n’est appuyé, rien n’est abscons. Il arrive à évoquer une certaine gravité avec délicatesse, sans indigestion, sans répétition. Une barbapapa nuageuse qui traîne toujours un arrière goût d’amertume. Véritable chef d’orchestre de son œuvre, Chomet compose même sa musique, elle aussi diaphane et idoine. Discrète mais toujours appropriée, elle explose quand la tension augmente et chuchote dans l’intimité. Le générique finale est délectable car il regroupe en un pot pourri les chanteurs emblématiques d’une époque. Trenet, Gainsbourg, Piaf, Brel etc...tous interprétés par des imitateurs réputés, Didier Gustin entre autres, dont la profession, elle aussi, tombe en désuétude.
Le lapin, symbole de cette magie surannée, s’en retourne dans la nature, entre rochers et broussailles. Libéré par un Tatischeff qui n’aura plus besoin de ses services. On imagine sans peine le destin d’un rongeur élevé en cage, de retour en milieu sauvage. Tatischeff, lui, prend le train. Les yeux cernés et la main toujours agile, il va maintenant devoir suivre des rails. Salut l’artiste.