En 1963, Alain Robbe-Grillet publie l'essai Pour un nouveau roman, sorte de manifeste plaidant pour la catégorie littéraire qu'il a contribué à bâtir à partir de la décennie précédente. La même année, l'écrivain se lance dans la réalisation au cinéma avec L'Immortelle. Cette œuvre partage de fortes similitudes (surtout en apparence) avec le Marienbad de Resnais, dont Robbe-Grillet était le scénariste et où les formes narratives traditionnelles étaient liquidées. L'Immortelle est moins luxueux, plus bavard et chaleureux ; comparativement toujours, il est limpide et fournit quelques repères, des morceaux 'd'histoire' sur lesquels le reste opère – et se justifie pour qui le voudra.
Robbe-Grillet avait écrit L'Immortelle avant de participer à Marienbad, auquel il manque la clarté de l'engagement. L'Immortelle est fondé sur un parti-pris radical, une préférence totale pour le flux nébuleux et le reflet des sensations, au détriment du compte-rendu des faits. Les événements disparaissent, le vécu prend le dessus. Comme chez Resnais, notamment dans son Hiroshima mon amour, la charge fantasmatique a raison de la réalité ; mais la méthode pour Hiroshima est active et définie, là où L'Immortelle est un film rechignant à s'écrire – préférant se déverser purement, comme le ferait une musique improvisée ou un songe spontané. Robbe Grillet cassera cette résistance de façon théorique et joueuse dans son opus suivant, Trans europ express, puis composera des films à la structure opaque mais studieuse (La belle captive) ou auto-mutilatoire (Glissements, le quasi parodique).
Tout se déroule dans un Istanbul lumineusement apathique, repus et exsangue, comme une ville fantôme protégée des assauts barbares (des touristes et colons qui ont pourtant investis les lieux), entretenue de loin (avec les bruits du monde comme mis en boîte), livrée aux quêtes éperdues et aux planqués mélancoliques. Les protagonistes lancés dans ce bain passent le film à savourer des moments de grâce, divertissements, paysages ordonnés. De temps à autres ils renvoient, par les mots, à la facticité de ces décors et de tout ce montage, se détournant ainsi de leurs rôles de protagonistes dans une histoire projetée sur grand écran, pour devenir des passants. Nos hôtes indirects dans la visite guidée se proposent ouvertement comme des projections, jusqu'à se fondre dans le décors, non pour laisser de la place au spectateur, mais pour aller là où eux sont absorbés – au spectateur de vouloir se répandre dans cette prison à ciel ouvert. C'est une carte postale animée à l'exotisme hygiénique, aux déballages stérilisés comme le serait la rencontre trop tardive avec un monde secret et tellement espéré, tellement nourri mais dans l'ombre, sans se retourner pour s'y vautrer comme on le voudrait.
Pendant un instant la fille obsédante, poursuivie par le professeur en voyage, fait mention du « turc pour tourisme » ; plus loin dans sa carrière le cinéaste ira directement briser le quatrième mur. La compulsion consistant à rappeler que tout est faux en vient à parasiter, surtout dans la première moitié du film ; la seconde étouffe cette voix superficielle (un rappel obsolète depuis qu'il a été illustré). Il y a le temps du factice ostentatoire, du montage cherchant à imiter la vie en soulignant qu'il ne fait qu'imiter et jamais adhérer, plonger ; puis lui de se livrer aux délices de la perdition (avec une tendance à la répétition et aux bizarreries sonores agressives), d'accepter ce mensonge intégral et de l'envelopper avec une inconscience résolue et chargée de scrupules. Robbe Grillet produit alors les images immobiles et les pantins en mouvement pour les traverser, en nous accompagnant ; parfois en couvrant la marche avec leurs laïus éthérés. En affichant ouvertement son goût du sado-masochisme, Robbe Grillet donnera la matière aux désirs dont les objets ici défilent dans un horizon inaccessible, noyé dans une subjectivité se castrant (pour son mauvais appétit, ses vœux mensongers) en même temps qu'elle flatte son goût.
https://zogarok.wordpress.com/2016/03/14/limmortelle/