Si 10 ans plus tôt, l’association de Brian de Palma et d’Al Pacino avait été retentissante, les deux hommes se retrouvent en 1993 pour une adaptation au cinéma de deux romans d’Edwin Torres, juge de la Cour Suprême, en un seul film qui sera l’envers de leur travail sur Scarface. Bien loin de proposer l’ascension d’un criminel psychopathe dans un Miami sulfurant, l’impasse c’est celle de Carlito, un criminel fraîchement sorti de prison qui a bien l’attention de se ranger dans ce triste New York, quand bien même personne ne veut y croire.
S’ouvrant tout en mélancolie, le ton du film et de sa conclusion sont annoncées d’entrée de jeu, l’impasse vous demande l’impossible : se préserver et ne pas trop s’attacher au personnage principal de ce récit. C’est impossible pour moi car Al Pacino parvient à jouer admirablement un homme incroyablement attachant aux antipodes de ces personnages excentriques, Tony Montana en tête, auxquels le film fait constamment référence. Il garde tout de même ces moments où il peut juste laisser exploser sa rage, même le temps d’un simple geste de colère, et le contraste est juste parfait.
C’est une interprétation singulière et magistrale dans la longue et riche filmographie de cet immense acteur qui s’est tout particulièrement investi dans ce projet qu’il a lancé après la lecture des romans. Le film comprend beaucoup de références subtiles à ces anciens grands rôles tenus par Al Pacino, elles marchent très bien en plus d’être plaisantes en soi car elles font écho à un lourd passé dont le personnage n’arrive pas à se défaire, ce qui est autant vrai pour le personnage que pour l’acteur bien évidemment.
Le personnage de Bennito est explicitement cité par les dialogues comme étant une version jeune du protagoniste, une version qu’il n’assume absolument pas mais dont il n’est pas pleinement capable de se débarrasser non plus. C’est tout le scénario qui tourne autour de ce lourd passé qui s’accroche à nous et qui ne nous laissera pas tant qu’on ne change pas du tout pour le tout. À travers ce drame assez intime, le scénariste David Koepp, qui venait de scénariser Jurassic Park, n’a pas oublié d’élever ces problématiques à celles de la société, entre son système judiciaire bancal et corrompu, les difficultés de réinsertion sociale des criminels, les emplois avilissant auxquels on doit se prêter malgré nos ambitions et nos passions…
Ça n’a certes pas la même portée que dans Scarface qui affichait dès le début un contexte géopolitique assez complexe pour situer l’action, mais le propos du film ne se limite pas à la tragique histoire de son héros. Le scénario du film y met l’accent, contrairement au matériau d’origine qui supposerait de rajouter aux films des flashbacks sur la jeunesse du personnage, et c’est déjà un exercice scénaristique très bien maîtrisé ici pour me plaire suffisamment sans que je ressente le besoin de retrouver un contexte plus complexe pour ce scénario. Je pense même que l’évocation des anciens rôles iconiques de l’acteur est une très habile manière d’adapter les romans de façon succincte sans en perdre l’essentiel.
Les moments sombres n’empêchent pas le film de prendre des moments de légèreté très appréciables, et ce même très tôt dans le film avec le protagoniste qui remercie chaleureusement l’inefficacité du système judiciaire à son encontre comme pour narguer le monde qui veut lui causer du tort. C’est une première preuve d’arrogance qui ne manquera pas d’être déterminante pour comprendre et accepter certains choix scénaristiques futurs précipitant sa chute. L’humour peut aussi être le fruit d’un habile montage entre ce que dit la voix-off et ce qu’on voit à l’écran, comme lorsqu’un personnage est décrit comme un « stand-up guy » en VO, alors qu’on le voit l’instant d’après dans un fauteuil roulant.
Par ailleurs, si Al Pacino porte tout le film, ne serait-ce que de par l’importance de son personnage point central du récit, il est bien soutenu par un Sean Peen tout à fait convaincant et par une Penelope Ann Miller resplendissante, et parmi les rôles plus secondaires, on retrouve étonnamment des acteurs qui deviendront renommés que bien plus tard, je pense notamment à Viggo Mortensen sur ce point-là. Il n’y a aucune fausse note à ce niveau-là et si certains peuvent être taxés d’être un peu caricaturaux dans leur jeu, ils ne sont jamais qu’en adéquation avec leur personnage qui n’a que peu de place dans le récit et qui doit remplir une fonction bien précise, car encore une fois le focus est délibérément mis sur le protagoniste et son entourage le plus proche.
Le récit a recours à bien des métaphores visuelles, des liens thématiques… mais il en explicite beaucoup par la voix-off afin de bien faire passer le message, une accessibilité qui trouvera sans doute ses détracteurs là où des puristes préféreraient que tout soit laissé à l’interprétation du spectateur. Je peux le comprendre mais personnellement je ne le sanctionnerais pas, bien au contraire, ça a constitué pour moi une excellente porte d’entrée à ce type de narration, qui m’a fait comprendre des plans, des façons de filmer, des idées scénaristiques… Grâce à cette grille de lecture-là, je me sens plus à même de les retrouver dans d’autres films du réalisateur pour lesquels ses intentions artistiques sont moins explicites mais tout aussi réelles.
La mise en scène de Brian de Palma que j’apprécie tant s’illustre à bien des égards : par un magnifique plan-séquence en vue subjective pour découvrir un lieu de la même manière que le personnage, par un habile montage qui te fait monter la tension de la scène tout en distillant à l’écran tout le nécessaire pour comprendre tous les retournements de situation au second visionnage, par un méticuleux placement de chaque personnage, objet et angle de caméra dans les rares scènes d’action pour celles-ci soient parfaitement chorégraphiées, par l’utilisation des reflets et comment ils peuvent nous révéler des informations tout en s’inscrivant dans un certain symbolisme…
Brian de Palma décrit ce travail à travers l’exemple de la découverte du club en vue subjective et en plan-séquence :
La façon de présenter l’espace est très importante au cinéma, pour le club je voulais que le public vive ce que vit le protagoniste, la folie du lieu, les couleurs, le bruit, la vitesse, la chaleur… Et tout cela nécessite des mouvements de caméra constants et réfléchis pour que l’impression visuelle soit forte et caractérise l’’environnement immédiatement.
L’OST composée par Patrick Doyle, s’avère relativement efficace avec des fulgurances dans le domaine mélancolique, mais c’est surtout son utilisation au montage qui sera pour moi notable. La façon dont la musique est introduite intra-diégétiquement dans la scène du billard en est un excellent exemple, son rythme allant de paire avec la tension grandissante de la scène alors qu’elle n’est pas du tout faite pour ce style d’ambiance à l’origine. D’autres OST m’auront peut-être plus marqué que celle-ci mais elle en reste de qualité.
En somme, l’impasse est le récit d’un drame particulièrement émouvant qui combine une fois encore et pour mon plus grand plaisir la maestria de la mise en scène de Brian de Palma et l’extra-ordinaire talent d’interprétation d’Al Pacino. À travers son personnage parmi les plus charismatiques et attachants que j’ai pu voir à l’écran, par-delà les grandes et multiples qualités du film, ce récit a su me bouleverser comme rarement et me faire accepter certains de ses partis pris radicaux auxquels je n’aurais sans doute pas adhérer sans toutes ces qualités.