Le masochisme comme outil critique d'une réalité sociale

"Armin Steeb (Constantin von Jascheroff), un grand adolescent ou un jeune homme, se promène à proximité d’une route. La nuit pourrait l’engloutir tant la caméra peine à le sortir de la pénombre. Une voiture de luxe, accidentée, se trouve sur le chemin. Son conducteur est probablement mort. Après avoir ramassé une pièce métallique perdue par la voiture, Armin continue à errer. Il manipulera régulièrement cette pièce métallique qui ne semble plus servir à rien. C’est pourtant dans l’inutilité de ce bout de métal que le curieux projet d’Armin va naître. À l’appui de lettres, entre le désoeuvrement général de son existence et la pression de son entourage qui le pousse à trouver une place dans la société, Armin revendiquera la responsabilité de l’accident. Il devient un Falscher Bekenner, littéralement « faux confesseur » (nous comprendrons que le titre français du film — « L’imposteur » — est un véritable contresens), de ce qu’il faut dès lors qualifier de « meurtre ». C’est par cette fausse confession qu’il fait boiter la dialectique de domination que ne cessent de faire peser les représentants d’une certaine réalité sociale sur sa vie et ses rêves — le masochisme devient l’outil d’une révolte.


Le concept de Wirklichkeit est important si l’on souhaite comprendre le travail de Christoph Hochhäusler dans Falscher Bekenner. Lâche, violent et audacieux à la fois, le langage courant le traduit par « réalité » — comme si ce que dissimule le terme suffisait à saisir la réalité, cette réalité qui se voudrait « toute ». L’équivalence de la Wirklichkeit à la réalité toute témoigne de ce que les représentants de cette réalité souhaitent se dissimuler. En effet, à observer le contexte d’énonciation du terme « wirklich » (dont « Wirklichkeit » n’est que la forme substantivée), on remarquera que l’Allemand utilisera plus précisément ces concepts afin de signaler à un interlocuteur qu’une chose est « en effet », comme lorsqu’il veut signaler qu’il partage bien les mêmes « conceptions » que lui. La réalité en effet qui se cache sous le concept de « Wirklichkeit » présuppose dès lors le partage d’un agrégat de modes de perceptions, sensations, intellections. Par Wirklichkeit se désigne donc plus précisément une forme de réalité en effet, une « réalité » qui est le produit d’une construction garantissant un monde supposé commun. Dissimulée comme effet dans l’individu, intégrée comme une évidence vraie par celui-ci, la Wirklichkeit vise abusivement la réalité, la réalité toute.


Le second long métrage de Christoph Hochhäusler ouvre une réflexion critique sur un type de réalité en effet, celui de la réalité sociale. Il fait sentir tout ce que le passage d’une réalité à la réalité toute présuppose de violence sur les individus. Il fait sentir tout le dressage de l’homme par l’homme. Avec l’excès du caricaturiste, il n’hésite pas à répéter le réductionnisme du constructivisme sociologique, réduisant la réalité à une construction sociale : « Reality is a social process ». Si la réalité n’est certainement pas que ça, les accentuations de Hochhäusler peuvent toutefois se comprendre dans le contexte précis de l’Allemagne néo-libérale. Car c’est bien la réalité sociale façonnée par le néo-libéralisme qui prédomine dans la vie du jeune Armin de Falscher Bekenner. Sans ami, sans petite amie, sans travail, il n’y trouve pas de place. Sans place, on ne cessera de tenter de lui en assigner une.


Les personnes de son entourage ont intégré le concept commun de cette réalité sociale. Celui-ci agit comme un véritable contrôleur de chacun en propre, et de chacun par chacun. Représentant et confirmation de la réalité sociale, ils savent qu’il faut s’habiller comme ceci, saluer comme cela, parler comme ceci, s’intéresser à cela, savoir tenir une conversation. Même la famille se fait contrôleur social. Comme Armin n’est pas n’est pas encore trop vieux, la réalité en effet qui traîne dans la tête de ses proches ne devra pas encore lui attribuer la place marginale du « fou », cette place par laquelle la réalité sociale parvient à se protéger de toute différence en incluant ce qui l’exclut. Elle lui donnera plutôt la place de « rêveur ». Mais cela ne l’empêchera pas de tout tenter pour arracher Armin aux brumes du rêve, jusqu’à mettre en scène un entretien d’embauche avec le frère qui prend, le temps d’un jeu de rôle, la figure d’un important contrôleur de conformité sociale : le recruteur. Seule la mère a conservé assez d’amour pour ressentir toute la violence de ce jeu de rôle, assez d’amour que pour ne pas réduire le rapport qu’elle entretient avec son fils à celui de « contrôleur social » à « contrôlé ». Nous sentons et voyons toute la perversité d’un frère qui connecte le rapport respectueux que le cadet peut avoir pour l’aîné sur une relation de recruteur à candidat. Le grand frère n’est plus modèle pour une quelconque émulation du cadet, mais devient contrôleur de conformité et garant de la répétition de ce qu’il convient d’être.


Le recruteur transforme tout individu en force de travail, toute personnalité en type, tout visage en mains-outils — ce que Hochhäusler nous montre lors d’un plan séquence sur une photographie d’employées, la caméra balayant lentement leurs visages de gauche à droite avant de n’en filmer que les mains-outils dans un mouvement inverse. Il ne cesse de sommer le candidat de répondre à toute une série d’interrogations qui assignent. Le candidat ne peut réfléchir : il faut réagir et faire voir ce que l’on est. C’est l’animal dressé que le recruteur veut voir, celui qui a substitué l’instinct de l’animal social à l’instinct de l’animal sauvage. Si le recruteur veut voir l’animal dressé, c’est que lui-même fut dressé, autrefois, avant de pouvoir devenir dresseur. Il contemple un instant le fauve qu’il fut autrefois, avant d’en rire par les nouveaux pouvoirs qui lui furent conférés suite à la soumission au cercle de la domination. Par une remarquable récapitulation du trajet de la soumission, un recruteur débordera de jouissance lorsqu’il pourra annoncer à Armin, alors pris dans les gestes triviaux du quotidien — faire les courses au supermarché —, que c’est lui-même qui l’a rejeté : « Je me reconnais en toi, j’étais comme ça avant — rêveur, et maintenant… » Les représentants de l’ordre social poursuivent l’individu jusque dans les plus menus gestes du quotidien. Hochhäusler nous fait entendre toute la violence de l’exclusion sociale sous les soupirs contenus et les ricanements plus ou moins francs des recruteurs, de la société qui se défend contre tout ce qui ne lui ressemble pas, contre tout ce en quoi elle ne croit pas. Il nous fait entendre toute la jouissance des dominés devenus dominants, tout le devenir-sadique de la société, de cette réalité sociale à laquelle il est bon de croire pour espérer obtenir une place. Armin n’en joue pas le jeu, et le recruteur appelle cela « indétermination », « rêverie », puisqu’il ne connait d’autre détermination que celle de la conformité à une réalité sociale, en effet.


C’est là que les errances d’Armin laissent place à d’étranges cauchemars. Il répondra au dressage d’une certaine réalité effective de type social par le masochisme. Armin avait repéré une série d’écritures dans les toilettes publiques d’une aire d’autoroute. Nous y lisons l’appel de n’importe qui à n’importe qui, de corps à d’autres corps : « que X appelle ce numéro pour un rapport Y » (il s’agit bien entendu, souvent, d’affaires sexuelles). Cet appel — en tant que doublement indéterminé (« de n’importe qui à n’importe qui ») — s’oppose à l’assignation permanente par les multiples figures du contrôle social. Les rêves d’Armin s’empareront de ces traces matérielles à l’adresse de n’importe qui, lui qui ne parvient à être un « quelqu’un » dans la réalité sociale. S’y fantasmeront des motards — habillés de cuirs noirs et casqués (le « X » est préservé, le refus de l’assignation des corps à des identités) — avec lesquels Armin aura un rapport de soumission heureuse. Comme s’il s’était choisi lui-même, dans le cinéma intérieur d’un cauchemar qui soit aussi un rêve, la soumission qu’il contrôle, met en scène, et dont il peut dès lors jouir — court-circuit du dominé et du dominant dans la dialectique de soumission, et non plus chemin de la soumission des dominés devenant dominants.


On dira probablement que cette fuite fantasmatique n’est que le masochisme d’un adolescent en quête de son identité, la simple passion privée d’un adolescent. Hochhäusler répondait pourtant tout autrement à la perplexité que suscitaient les motards du film. Les motards sont les équivalents des figures de cruauté que s’inventaient (et s’inventent encore) les américains comme peuple qui n’en finit pas de souffrir. C’était notamment l’indien, dont les coutumes étranges — notamment par une réalité effective sociale incompréhensible au colon américain — effrayaient. Le motard d’Armin serait une figure moderne de l’indien. Par le fantasme du cercle de motard comme société incompréhensible, muette, avec ses codes secrets, sa réalité sociale incompréhensible, Armin s’assigne une place d’exploité connectée à l’histoire mondiale de tous les peuples exploités. La pression de la réalité sociale historiquement déterminée — celle qui est façonnée par le néo-libéralisme allemand — s’ouvre dès lors à un récit mythique délirant. Dans le même temps, le masochisme d’Armin dépasse l’idiosyncrasie en s’élevant à la souffrance universelle des peuples soumis.


La fuite d’Armin quittera le terrain du cauchemar (ce cauchemar en forme de rêve, comme un cauchemar choisi) lorsque celui-ci s’assignera une place effective dans la société : celle du criminel. L’homme décédé n’est autre qu’un riche banquier, une importante figure de pouvoir dans la réalité sociale. Sur le plan psychologique, on dira qu’Armin se donne par le mensonge un pouvoir sur la réalité sociale qui le rejette (assassiner l’un de ses éminents représentants). Mais, plus profondément, cette fausse confession met en crise la dialectique sociale de domination, effective et non plus fantasmée cette fois. Alors que la société pense effectivement lui assigner la place du criminel, c’est bien Armin qui se donne, envers et contre tous, une place dans la réalité sociale — quand bien même doit-il payer le prix fort à être effectivement considéré comme un criminel. C’est pourquoi Hochhäusler nous laissera croire un instant que le policier qui se présente afin d’arrêter Armin est un des motards fantasmé. Le représentant le plus dur de la réalité effective sociale, le flic qui en fait respecter les coutumes passibles de devenir lois ou les lois sécrétant leurs coutumes, se glisse dans les bottes du motard fantasmé d’Armin. Moment de transfert : Le cauchemar-rêve rejoint la réalité, l’auto-assignation fantasmée rejoint l’assignation effective. La figure la plus dure du contrôle est comme mise au service de l’auto-assignation d’Armin comme criminel.


Armin peut enfin sourire. Katja (Nora von Waldstätten) — dont Armin semblait amoureux — est témoin de la place qu’il s’est donnée. Elle est témoin de l’acte de ce curieux pouvoir qu’Armin a sur la réalité sociale — ce pouvoir de se faire arrêter, ce pouvoir de mettre au service de sa propre arrestation un agent de contrôle. C’est le pouvoir du masochiste. Armin est devenu le maître du jeu, il en fixe les règles. Bien que toujours dominé, ce n’est plus selon les règles d’une réalité sociale qui pèse sur l’individu, mais selon les règles d’un jeu qu’il a lui-même organisé par une fausse confession. La position de dominé à laquelle la réalité sociale conspirait à l’assigner est devenue choix maîtrisé de l’organisateur masochiste, maîtrise des conditions de sa propre domination.


On objectera tout de même qu’Armin avait besoin de croiser le regard de Katja pour sourire. Il fallait que Katja soit là, qu’elle soit témoin de la place qu’Armin s’est lui-même donnée. Cela permet d’affirmer que le masochisme n’est pas tant ce qui caractérise fondamentalement Armin, mais plutôt ce qu’il fut contraint d’utiliser à des fins politiques : exister dans la réalité sociale qui le domine. Ce tableau d’une sombre joie rappelle donc cet unique moment de fuite vers une autre réalité, lorsqu’Arnim ne luttait plus avec la réalité sociale, mais lâchait prise dans les yeux de Katja. En effet, Armin avait probablement l’espoir rêveur et romantique de trouver une place par le contact amoureux des corps. Lorsqu’il change le pansement de Katja, le temps d’un plan-séquence, nous voyons le pansement de Katja, puis se découvre la blessure de Katja, le visage de Katja — inquiet et fasciné —, le contact dans le plan des yeux de Katja et Armin, et à nouveau les doigts d’Armin qui finit de poser le nouveau pansement. Dans le même temps, le bruit de la rue est devenu presque inaudible lorsque les yeux de Katja ont cherché les yeux d’Armin. Le bruissement de l’activité du monde se suspend un instant entre la blessure et les yeux de Katja. Concentration affective. Un monde possible passe dans le dévoilement de la blessure, la proximité des corps que celle-ci engendre, le contact furtif des yeux d’Armin et Katja dans le même plan. Pour quelques secondes, Armin trouve une place dans les yeux de Katja. Ce n’est plus la dialectique de domination qui prévalait, mais la communication nue de deux êtres sensibles prenant soin (se sentir, se toucher, se soigner) — « touchant » et « touché » deviennent indiscernables.


Si l’on omet cet admirable plan-séquence, le rejet des figures du contrôle social en nous et hors de nous pourra sembler à certains par trop radical. Hochhäusler aura néanmoins construit un tableau douloureux de l’intégration dans le marché néo-libéral — plus que jamais d’actualité —, en même temps que le portrait clair-obscur, délicat et inédit, d’un tranquille insoumis qui fait capoter la dialectique de la domination par l’entrechoquement des rêve, cauchemar et réalité. Sujet éminemment cinématographique, si l’on considère comme Hochhäusler que le cinéma est un lieu d’exploration privilégié des multiples réalités construites et subies par l’individu."


Sébastien Barbion (Vigilambule)


Publié, avec images, sous le titre : "L'imposteur, ou le masochisme comme outil critique d'une réalité sociale", sur Le Rayon Vert Cinéma (mars 2016).

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le 16 mars 2016

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