Une jeune femme qui se baigne dans une piscine située sur le toit d'un immeuble de San Francisco. Sur un toit voisin, surplombant sa future victime, un homme la vise avec la lunette de son fusil. Il se fera appeler Scorpio. Après avoir abattu cette jeune femme, il laisse une lettre, prévenant qu'il tuera une personne par jour si on ne lui donne pas une somme d'argent conséquente.
Scorpio est l'exemple du tireur solitaire. A part l'intérêt financier, il est difficile de définir les raisons exactes de son passage à l'acte criminel. Au fil de l'enquête et des multiples rencontres entre le tueur et la police, on découvre un homme qui cherche visiblement à compenser ses misérables conditions d'existence (il vit dans une sorte de cagibi dans le stade municipal) et son anonymat (dans lequel il restera, puisque nous ne connaîtrons jamais son nom) en faisant la une des journaux et en attirant l'attention sur lui. Socialement, Scorpio est un minable, peut-être sexuellement faible (il fréquente les peep-show, et l'insistance, dès les premiers plans du film, sur la longueur du fusil renvoie sans doute à une notion sexuelle de l'arme à feu).
Scorpio est un personnage qui aime dominer la situation, sur le plan psychologique, mais aussi plus simplement au sens premier de l'expression. Il vise en prenant de la hauteur, il s'installe sur les immeubles les plus élevés, il attaque toujours en vue plongeante. Du coup, un des objectifs du film sera de le prendre de haut. D'être au-dessus de lui. La première fois qu'il se fait apercevoir, c'est par un hélicoptère, donc quelqu'un qui est placé plus haut que lui.
Cela permet à Don Siegel de filmer une ville à la verticale. Il doit être un des rares à ne pas montrer les petites maisons de bois de San Francisco, mais à s'intéresser aux immeubles, aux stades, à tout ce qui permet de monter, de voir la ville et les citoyens (qui sont autant de victimes potentielles, Scorpio semblant choisir ses cibles au hasard des circonstances, sans dessein pré-défini) en plongée.
Mais se focaliser uniquement sur Scopio ne doit pas occulter une vérité : le film Inspecteur Harry contient non pas un, mais deux serial killers. En effet, Harry Callahan est au moins aussi dangereux que l'assassin qu'il traque. D'ailleurs, au début du film, c'est lui qui gagne le match du plus grand nombre de victime : alors que Scorpio n'avait encore tué qu'une seule personne, Harry avait stoppé la fuite de bandits en tuant deux malfrats et en menaçant un troisième.
Dans un premier temps, Harry est un serial killer de la bienséance. Il massacre toute règle sociale, il assassine la diplomatie. Dans une affaire qui pourrait requérir un peu de finesse d'exécution, il choisit délibérément de ne pas se montrer plus malin que le tueur, mais juste plus dangereux.
Harry agit seul, au mépris de toute règle, qu'elle soit sociale ou figurant dans le règlement de la police. Au point qu'il est même difficile de le prendre pour un policier : lorsqu'il se fait attraper en train d'espionner une prostituée, personne ne veut croire qu'il est flic.
Autre détail significatif : lorsqu'il n'a pas le droit d'employer son arme de service, il choisit un couteau à cran d'arrêt, arme des petits malfrats de quartiers louches, qu'il sait manier avec dextérité. Un talent qui inquiète son supérieur, et qui peut fournir quelques indices éventuels sur le passé de l'inspecteur.
Pour une fois, la version française n'est pas mauvaise, puisque dans les dialogues, l'adjectif « dirty », qui qualifie Harry, est traduit par « charognard ». Ainsi, nous avons un duel d'animaux, de prétendeurs.
Le rapprochement entre les deux hommes atteint son point culminant dans le parallèle entre deux scènes. Dans la première, Harry est tabassé, en pleine nuit, dans un parc public déserté et glauque, au pied d'une grande croix de béton. Dans l'autre scène, qui lui répond, c'est Scorpio qui est malmené par Harry ; il est à terre, menacé par le policier, dans un stade déserté et glauque, de nuit ; parfaitement calibré, le cadre montre que les lignes du stade forment une croix au-dessus du tueur. Les deux hommes sont renvoyés l'un comme l'autre, successivement, au statut de victime et de tortionnaire.
Cependant, il faut bien avouer que les motivations des deux hommes sont opposées : Scorpio agit de façon égocentrique, pour son bien seul et sans tenir compte des autres autour de lui. Harry agit (ou pense agir) pour le bien public (même s'il n'hésite pas, pour cela, à déclencher une fusillade en pleine rue, donc à mettre en danger la population). Il agit à sa façon toute personnelle, selon une conception toute personnelle de la justice.
Sorti en 1971, L'Inspecteur Harry s'inscrit dans toute une réflexion du cinéma américain sur la violence aux (et des) États-Unis, la fascination des armes et une représentation pour le moins nuancée de la police. Don Siegel faisait partie de cette génération de cinéastes, aux côtés d'un Robert Aldrich, d'un Arthur Penn ou d'un Sam Peckinpah, qui vont interroger l'Amérique sur sa violence, questionnement d'autant plus d'actualité que nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Le western et le film policier vont être les genres par excellence où cette réflexion pourra s'installer, et finalement L'Inspecteur Harry est un polar qui ressemble à un western. Bonnie and Clyde, La Poursuite impitoyable, La Horde sauvage, Little Big Man...
L'Inspecteur Harry se retrouve aussi dans le cadre plus large d'un portrait nuancé de la police. La même année 1971 verra la sortie de French Connection, le chef d’œuvre de William Friedkin, dans lequel le policier Popeye emploie des méthodes peu orthodoxes également (ce que Friedkin confirmera plus tard avec Police Fédéral Los Angeles et surtout Cruising). Deux ans plus tard, c'est Sydney Lumet qui précisera ce portrait ambigu de la police avec Serpico. La défiance de l'Amérique envers ses autorités peut aussi se lire dans le magnifique Conversation secrète de Francis Ford Coppola.
L'Inspecteur Harry se situe donc dans tout un contexte. Il est à la fois un film de son époque, et un film qui nous parle encore de nos jours par rapport à la fascination des armes et de la violence.
Critique originellement publiée dans LeMagDuCiné