Ce film est une fugue, au cœur de la nature et au creux des souvenirs de son protagoniste, Louis Trebor, interprété par un Michel Subor plus mystérieux que jamais. Plus qu'un film, plus qu'une histoire racontée de manière conventionnelle, "L'intrus" est une expérience sensorielle, un poème rempli de pulsions comme c'est souvent le cas chez Claire Denis, pour le meilleur ("Trouble Every Day" par exemple) comme pour le pire ("Les Salauds"). C'est un cinéma qui peut être difficile d'accès, auquel on peut se sentir insensible, loin des sentiers battus des trames narratives classiques. Ici, on a presque l'impression qu'il manque des sous-titres expliquant les enjeux, les lieux en question, les époques visitées. On flotte dans un incertain vaporeux, entre passé et présent, entre la France et Tahiti, entre la Suisse et la Corée. On voyage beaucoup, mais c'est principalement un voyage intérieur qu'entreprend Michel Subor, et nous avec, avec ses zones d'ombres et ses mystères qui ont tendance à laisser le spectateur sur le bord de la route. Mais pour peu qu'on accepte l'accord tacite sur ces non-développements, ce film procure par ses images et par ses quelques dialogues une sensation vraiment agréable, très particulière.
Il y a un côté primitif, sauvage, qui trouve son apogée dans des séquences d'une violence inexpliquée et dans des personnages comme celui incarné par Béatrice Dalle, « la reine de l'hémisphère nord » comme elle est créditée au générique. C'est un rythme lent deux heures durant, presque hypnotique, qui renforcera voire entérinera la dimension hermétique du film si on ne se laisse pas aller, si on ne se laisse pas dériver. On n'est jamais dans le confort de l'explicite, et la liberté du ton alliée à une certaine forme de radicalité visuelle (le parti pris esthétique, vaguement naturaliste, résolument tourné vers l'extérieur sur la neige, les lagons, et la forêt, est tout à fait prenant) auront par moment eu raison de ma persévérance. "L'intrus", c'est un peu un film d'action sans actions : elles sont perdues dans les ellipses narratives, entre deux scènes, phagocytées par les non-dits et les silences.
Les allers-retours entre paysages et personnages, entre passé et présent, entre souvenirs et réalité, ainsi que l'absence totale de mise en garde à ce sujet en lasseront plus d'un. Tout comme lassera cette caméra à l'épaule parfois envahissante. Mais peu à peu, le film se laisse appréhender. Au détour des détails, on cerne son protagoniste, on perce les mystères de son passé, on tisse les liens manquants, on identifie et donne du sens aux flashbacks, on fait la part des choses et on distingue ce qui est montré de ce qui est suggéré. On pénètre ses rêves, on devine Genève, la Corée du Sud et l'Océan Pacifique, et au-delà de l'implicite indicible, on l'accompagne dans ses multiples voyages.
[Avis brut #18]