L'Obsédé
7.7
L'Obsédé

Film de William Wyler (1965)

Bon, pas évident de se replonger dans le bain des critiques après un examen du barreau passé à se bourrer le crâne de notions lourdingues et de disserter pendant des plombes sur les statuts de créancier et de débiteur. Angoisse de la page blanche toussa...


Mais ça fait quand même un bien fou de voir un putain de vrai bon film, alors je me suis dit que ce serait du gâchis de ne pas tenter d'en écrire une petite bafouille, et ce même si je suis un peu rouillé !
Un huis clos à l'ancienne avec des couleurs somptueuses dignes de Powell-Pressburger, le charisme des 60's, deux acteurs magnifiques et au sommet de leur art pour former un couple à la fois creepy, sensuel et inoubliable. Un vrai kiff de spectateur, captivant de bout en bout.


Tous les enjeux sont posés dès le premier plan (mention spéciale à la mise en scène de patron), Terence dans le rôle du digne héritier de Norman Bates, capture un papillon et l'enferme dans un bocal, léger panoramique qui fait rentrer progressivement dans le cadre un majestueux manoir de campagne en arrière-plan. Le piège se referme, et l'on peut d'ores et déjà savourer le jeu de Stamp, précurseur de la représentation de l'autiste à la Dustin Hoffman dans Rain Man :
Jeu d'épaules, tête inclinée, constamment tiraillé, il parvient à instiller immédiatement le malaise malgré son statut de sex-symbol.



Un conte de fée détraqué



Ce qui fait la vraie originalité du film, c'est qu'il absorbe les codes des contes de fée dans le cadre d'une histoire de quasi serial killer prédateur.
Mais c'est fait de façon sournoise, parce que pendant la quasi-totalité du film, on marche, et on croit à cette histoire de prince charmant un peu benêt et maladroit, s'y prenant n'importe comment pour séduire sa belle au bois dormant. Et si on a la mentalité d'une midinette de 16 ans, on peut même espérer que les deux finissent ensemble, pour vivre heureux et avoir tout plein d'enfants relous.


Jusqu'à un terrible basculement aussi soudain qu' inattendu où toutes les certitudes volent en éclats. De la candeur au machiavélisme il n'y a qu'un pas.


Nul doute que le film a dû beaucoup plaire à Tim Burton, éminent spécialiste des contes morbides, on peut trouver de nombreux parallèles avec un film comme "Edward aux mains d'argent".
D'abord le plus évident, un héros complètement déconnecté du monde, asocial, un freaks totalement étranger aux codes de la vie en société.
Ensuite, le cadre, le décor. Un manoir gothique complètement isolé au milieu de nulle part, effet amplifié par le contraste avec le second décor : la ville : vivante, dynamique, colorée, et une incommunicabilité totale entre les deux univers.
Et dernier détail, la fille est artiste peintre, elle peint dans un style très expressionniste toute une série de tableaux pour occuper sa captivité, et représente son hôte lui apportant son plateau repas, comme... un personnage tout droit sorti d'un film de Burton.


La différence majeure entre Freddie Clegg et Edward, c'est qu'Edward tente de se conformer à ce monde qui lui est si étranger, mais il y échoue constamment.
Freddie a déjà dépassé ce seuil, il ne procède à aucune tentative de mise en conformité, et c'est beaucoup plus radical, il s'agira uniquement de forcer la fille à rentrer dans son cadre et à épouser son propre univers quoiqu'il en coûte (on est un peu dans un lavage de cerveau par O'Brien dans 1984, la fille ne doit pas seulement dire/montrer qu'elle est amoureuse, elle n'a en fait pas d'autre alternative que de réellement le devenir).


Il y a un rejet profond des conventions, des codes sociétaux. A commencer par le jeu de la séduction, puisque la logique est la suivante "Je vous aime, alors vous allez m'aimer par la force des choses, par le fait de la nature, il suffira que vous passiez du temps avec moi", mais aussi rejet des codes culturels (l'art contemporain qui érige des barrières, et un mépris de classe entre les "sachants" et les "ignorants", avec en particulier un magnifique troll sur la laideur des tableaux de Picasso / ou le fait d'apprécier des bouquins de grands auteurs qui ne racontent aucune histoire). En fin de compte le personnage de Stamp est une sorte de force brute radicale, qui refuse de se prêter à un quelconque simulacre imposé par la vie en société et aspire à retrouver la nature première des choses.


Dernier élément essentiel à mon sens, la musique de Maurice Jarre, dont j'apprécie de plus en plus le style au fur et à mesure que je découvre ses BO, joue un rôle central dans le film, puisqu'elle contribue grandement à l'atmosphère de conte.
Or j'ai pu lire dans pas mal de critiques que cette musique serait omniprésente, ou même "mal inspirée" (dixit Pierre Murat de télérama...).
Si elle est omniprésente, c'est justement parce qu'il s'agit d'un des codes essentiels du conte, ça participe à la déréalisation du film, cela créé cet effet "éthéré", d'univers parallèle, on n'est plus simplement dans un film classique de kidnapping avec du suspense et de la tension, mais dans quelque chose d'au-delà, de quasi-"magique".


Ensuite, la musique est à l'image des personnages du film : elle est insaisissable, complètement composite, multiple, extrêmement déroutante, qu'on en juge :


=> On a du old school connoté 60's avec du clavecin


=> Du romantique ou du suspense dans un style James Bondien à la John Barry


=> Des tonalités beaucoup plus modernes (Philipp Glass/Michael Nyman) avec des séquences de répétitions vertigineuses de cuivres agressifs ultra rythmés


=> Des tonalités plus enjouées à la Nino Rota


=> Des variations de mélodies utilisées dans d'autres BO de Jarre: Juge et hors-la-loi, on parle également d'une grande proximité avec le Docteur Jivago que je n'ai pas vu.


Je regrette simplement de ne pas avoir à disposition un extrait plus important de la musique du film, une vidéo de 30 minutes sur youtube ayant été supprimée par son uploader, mais on remarque globalement que cette musique n'est pas spécialement effrayante, et elle se caractérise même par des envolées lyriques, joyeuses, qui en plus de participer à cette atmosphère de conte, forment un contrepoint génial à l'horreur de la situation. En fait, cette musique nous propulse en plein dans l'esprit malade (et joyeux) du héros complètement autiste et étranger à l'horreur qu'il inflige.


Il faut aussi mentionner un montage brillantissime, avec des interruptions brutales de la musique (notamment lors des apparitions du héros dans la pénombre), ou dans les changements de tonalités (de l'insouciance de l'héroïne qui se balade dans les ruelles londoniennes, et dans la seconde suivante à l'observation malsaine depuis un quasi-corbillard par le héros chasseur/stalker).



Un film profondément insaisissable



Avant les ultimes basculements, il y une ambiance bon enfant, des chamailleries de couple comme on peut en voir dans les excellentes screwball comedy (par exemple "Le Sauvage" de RappeneauYves Montand et Catherine Deneuve ne cessent de se disputer là aussi en quasi huis-clos, pour le plus grand plaisir du spectateur), une inversion du rapport de forces entre une prisonnière plus indépendante et dominante que son gardien, qui fait que globalement on est est dans le confort, et que tout ceci ne paraît pas si méchant que ça.


En plus, on a même carrément de l'empathie pour le héros, et lors des scènes de suspense (liées aux tentatives d'évasion, ou à l'intrusion d'un voisin trop curieux), on en vient à espérer qu'il s'en sorte.


Mais tout ceci est bien illusoire, et la question des motivations des deux personnages traversés par des conflits internes extrêmement complexes se pose avec de plus en plus d'acuité, alors que l'on partait d'un postulat en apparence très simple : "Je kidnappe pour que Madame tombe amoureuse de moi".


Mais les incertitudes se multiplient, les rôles s'obscurcissent, le jeu de masques, de faux semblants et de manipulations font perdre tous les repères (on pense fortement à un film comme "Le Limier" de Mankiewicz, avec lequel il y a de fortes similarités, que ce soit dans le cadre, dans le huis-clos, le jeu à deux personnages, et dans le principe de la tromperie permanente).


On a des personnages de plus en plus complexes, aux motivations à la fois contradictoires et crédibles, ce qui fait qu'ils sont impossibles à cerner, et de fait passionnants :


=> Est-il amoureux transi, ou chasseur implacable ?


=> Mute-t-il progressivement de l'innocent au monstre, où tout n'est que préméditation ?


=> Essaye-t-elle de l'amadouer, ou bien est-elle sincère ? Ou évolue-t-elle ?


=> Veut-il qu'elle l'aime réellement, ou bien n'est-ce qu'une excuse pour autre chose ?


Aucune réponse ne sera jamais donnée, et on ne saura jamais sur quel pied danser.
On est de bout en bout confronté à un problème insoluble, avec une seule échappatoire :


la mort.


Un film génial quoi (mais dont le final frustrera les midinettes comme moi).

Créée

le 19 déc. 2016

Critique lue 665 fois

13 j'aime

KingRabbit

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