Compte tenu des errements dans lesquels l’ont entraîné les sirènes états-uniennes, avec son bien piètre deuxième long-métrage, le rocambolesque « The Tourist » (2010), après les succès légitimes de « La Vie des Autres » (2006), Florian Henckel von Donnersmarck fut bien inspiré de retourner vers sa Germanie natale pour y puiser un nouveau sujet.
C’est ici - on le sait avant même d’avoir vu le film - le peintre contemporain Gerhard Richter, né le 9 février 1932 à Dresde, qui irrigue le personnage fictionnel de Kurt Barnet, créé suite à désaccords et tensions avec le modèle. Le film, construit officiellement en deux parties clairement distinctes, offre plutôt, en réalité, la structure d’un triptyque : un premier volet évoque l’enfance, sous le régime nazi, l’importance de la tante Elisabeth (interprétation impressionnante de Saskia Rosendahl), moitié madone, moitié médium, et qui, hypersensible, l’initie à l’art que les nazis qualifient de « dégénéré » ; puis on assiste au traumatisme, familial, de son hospitalisation forcée et de son éloignement vers la mort. Le volet central, coupé en deux par la structure bipartite, voit l’acteur Tom Schilling - révélé par « Oh Boy » (2013), de Jan Ole Gerster - entrer dans la peau de Kurt Barnet. Le jeune homme vit alors en RDA et entreprend des études de dessin sous le régime communiste, qui ne tarde pas à le réquisitionner pour réaliser de grandes fresques murales. La rencontre avec une charmante Elisabeth (Paula Beer, parfaite), qui lui rappelle l’homonyme escamotée dans l’enfance, finira par provoquer, en 1961, pendant qu’il en est encore temps, avant l’édification du Mur, la fuite du couple en RFA et l’ouverture du troisième volet.
Si « L’Œuvre sans auteur » est bien entendu une sorte de Bildungsfilm, suivant le modèle d’un Bildungsroman, un « roman de formation », la réflexion politique entreprise par le réalisateur dans son premier et brillant long-métrage se prolonge ici, à travers le portrait des différents régimes politiques auxquels est exposé le futur artiste ; sont ainsi soulignées, discrètement mais clairement - et dans la lignée de Vassili Grossman, « Vie et Destin » (1962) -, les nombreuses proximités apparentant les régimes nazi et communiste, depuis le traitement des prisonniers jusqu’à la promulgation catégorique du « peuple », en passant par le contrôle des populations ou les anathèmes lancés : à l’art « dégénéré » honni par les nazis fait face l’art « bourgeois » ou, plus proche encore, « décadent ». Seuls diffèrent les œuvres englobées et les artistes montrés du doigt, donc persécutés.
Conscience du point de vue qui habite d’emblée le jeune Kurt et qui est très habilement traduite à l’écran, par des jeux de focalisation et de flou qui annoncent l’œuvre à venir. Pour rester fidèle à l’injonction de la chère tante, « Ne détourne jamais les yeux », mais dispenser son regard de devenir un instrument de torture pour lui-même, l’enfant trouve en effet le subterfuge d’interposer sa petite main entre ses yeux et les scènes traumatisantes ; la mise au point visuelle s’étant effectuée sur le proche, la main peut alors s’abaisser : la scène agressive est désormais brouillée... Un jeu sur le visible auquel le casting lui-même offre un subtil écho, puisque c’est avec une sorte d’étonnement constant que l’on retrouve ici l’acteur Sebastian Koch dans le rôle d’un médecin nazi aucunement repenti et définitivement redoutable, alors qu’il incarnait le sympathique opposant au pouvoir dans « La Vie des Autres », en la personne d’un dramaturge humaniste dans l’Allemagne partitionnée.
On a pu reprocher au film sa longueur, sa facture globalement classique, accompagnée d’une musique de Max Richter toujours belle, mais par moments un peu trop présente. Sur le chapitre de la longueur, on peut néanmoins comprendre que Florian Henckel von Donnersmarck ait souhaité prendre son temps pour exposer les éléments successifs qui fondent le destin d’un artiste et les choix, finalement nécessaires, qu’il effectuera. Tant il est vrai que ce Bildungsfilm se double d’une formidable réflexion sur la mémoire, sur ce qui est su sans être su, mais finit par se manifester de manière éclatante. Ainsi s’éclaire le titre, qui cite, bien évidemment avec distance, l’un des jugements formulés sur l’œuvre du jeune Gerhard Richter / Kurt Barnet au début de sa reconnaissance par le public. « Œuvre sans auteur », tant celui-ci se cachait derrière l’anonymat apparent des photos qui inspiraient sa première période. Gerhard Richter lui-même rejoint cette formule dans une singulière déclaration : « Mes tableaux sont sans objet ; mais comme tout objet, ils sont l’objet d’eux-mêmes. Ils n’ont par conséquent ni contenu, ni signification, ni sens ; ils sont comme les choses, les arbres, les animaux, les hommes ou les jours qui, eux aussi n’ont ni raison d’être, ni fin, ni but. Voilà quel est l’enjeu.» (in Notes, 1984). Si ses tableaux sont « sans objet », pourquoi ne seraient-ils pas « sans auteur » ? Le rapport au flou, au détournement de la figuration, qui, chez ce peintre, marquera les styles ultérieurs, comme si tout n’était que reflet brouillé, se colore d’un sens particulièrement riche et multiple, suite à l’éclairage porté par ce film.